Samuel Lair

Rachilde et ses « Mercuriales »

Au même titre que les travaux d’Anita Staroń le texte de Samuel Lair s’inscrit entièrement dans le cadre des comptes rendus de Rachilde. Le texte publié ci-après donne au lecteur de ces pages un éclairage particulièrement vif et pertinent, et pour tout dire indispensable.

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Rachilde et ses « Mercuriales »

De Rachilde, tout un chacun un peu littéraire sait l’œuvre de romancière décadente, le rôle dévoué qu’elle occupa auprès de son éditeur de mari, la considération mêlée avec laquelle l’observèrent ses contemporains, de Renard à Léautaud. Ses ouvrages fin de siècle, parfois peu lus, bénéficient dans les rayons des bibliothèques, du voisinage de l’œuvre d’un certain dramaturge, et l’on sourira lorsqu’un documentaliste distrait ou un lecteur peu attentionné désorganise les méthodiques classements en rapprochant Refaire l’amour et Iphigénie, Britannicus et Les Hors nature. On a moins bien lu son œuvre critique. Et pourtant son âge de maturité, qui advint du reste fort tôt[1], se partage assez bien entre ces deux titres sartriens, lire et écrire. Le versant de l’œuvre romanesque ne peut être bien éclairé qu’à la lumière de la production critique. Celle-ci, en son temps, su diffuser les idées esthétiques de son auteur sans ennuyer son lecteur. Il n’est aujourd’hui pour s’en convaincre qu’à se saisir des volumes jaunis de la revue à couverture mauve, d’un mauve maintenant défraîchi. S’il arrive que les pages imprimées de textes de ces cadets que furent en leur temps Gide ou Claudel n’aient pas encore entrouvert leurs marges quelque cent ans plus tard, il est bien rare en revanche que celles qui abritent la chronique du roman n’aient été coupées d’une main qu’on imagine aisément fébrile. Peut-on concevoir l’équivalent d’un tel goût, aujourd’hui, pour l’actualité romanesque, dans son riche foisonnement, son incohérence, ses écarts de qualité, de vocations, d’influences ? On peut en douter. C’est un peu ce défi que relève la présente étude, suffisamment lucide pour évaluer le sens de l’intérêt que l’on peut porter à ces textes en 2006. Certes, les motifs d’intérêt ne manquent pas. Le ou la féministe cède à l’illusion de trouver une voix supplémentaire dans le concert de celles qui répondraient aujourd’hui à la baroque et si peu euphonique dénomination d’écrivaine. Le spécialiste en sociologie de la littérature s’attache aux méandres de la pensée de Rachilde, dont la coloration réactionnaire dénote dans la sensibilité de gauche qu’on prête communément au « Mercure de France » — mais il est vrai que souscrire vaguement à l’antisémitisme ambiant n’est pas en 1900 incompatible avec une réflexion sociale. L’amateur de biographies littéraires et de potins Belle époque prend la mesure de ce qui sépare l’harmonieux tandem que forment Rachilde et Vallette, Pygmalion attentif et humain, du couple Colette-Willy, mentor tyrannique et intéressé ; s’avise de la contradiction exhibée par ce Léautaud féminin, misanthrope ardente et sceptique endurcie, qui fait, mois après mois, acte de foi en la perfectibilité de son lectorat, et, en un temps de narcissisme obligé, s’ouvre à la littérature étrangère par excellence, celle d’autrui. L’historien en littérature admire comment Rachilde compose avec les préoccupations du quotidien induites par l’actualité romanesque prise à chaud, quand son propre credo littéraire l’incite à faire œuvre pérenne, dont la durée et la permanence sont censées lui garantir une authentique qualité artistique ; c’est la chronique qui devient création.

« Mercuriale » : n. f. Bulletin reproduisant le cours officiel des denrées vendues sur un marché public.

1 — La Dame des bois, Monsieur de la nouveauté datent de 1880. Rachilde a vingt ans.

Les années 1890

Les comptes rendus des premières années qui suivent la création du « Mercure de France » font plus que donner le ton critique de la « Patronne » : ils l’initient, l’amplifient, lui donnent son timbre vrai et premier, à tel point qu’on cherchera un peu vainement à trouver les exactes vibrations de sa véhémence durant la décennie qui suit. Ils agissent comme leur propre caisse de résonance, la chambre d’échos d’où diffusent, désentravés et généreux, les accès de ferveur ou d’impatience de cet auteur dont le propos participe aussi d’une critique d’humeur. Il s’agit par exemple d’accompagner ou de consacrer les productions des collaborateurs du « Mercure », de clamer haut un mépris durable pour les figures du naturalisme triomphant, de témoigner éloquemment de la vocation de chercheur de neuf de la maison de Vallette.

Ceux du Mercure

Çà et là, au détour de la chronique, Rachilde saisit l’occasion d’une riposte, d’une lettre ouverte, de l’interpellation de l’un ou l’une de ses confrères, d’excuses circonstanciées à la suite de malentendus2 pour esquisser la définition de son art. Assez peu diserte quand il s’agit de développer une poétique romanesque, Rachilde use ainsi des confidences de Jules Bois pour liquider une accusation de plagiat : «Je suis très flattée, car il [Jules Bois] en a [des idées]… seulement ça n’a aucun rapport avec ce que je fais, différence totale de points de vue. Je travaille dans une nuit sombre sans foi, ni loi ; lui croit à des choses extraordinaires et jongle avec les étoiles en prêchant les femmes »3. Le mode filigrane a beau être privilégié par Rachilde, cette dernière s’ouvre de façon plus explicite sur sa production romanesque, notamment lorsqu’il s’agit de convier à plus de prudence ses prétendus disciples, prompts à prendre pour parole… d’Évangile des œuvres dans lesquelles leur auteur se plaît à ne voir que passe-temps ou manie de plumitif : « Histoire d’un Hors-Nature. Je suis vraiment très touché de voir avec quelle charmante sollicitude (et… combien plus de talent) l’auteur me suit… sur un terrain… assez dangereux quand on n’a pas l’habitude de s’y mouvoir »4. Trois mois plus tard, l’examen de son œuvre propre, La Jongleuse, met Narcisse au supplice, qui ne peut se prononcer sans connaissance de l’avis amical de ses proches sur son texte. Elle renvoie finalement dos à dos le « côté des femmes » et celui des hommes, lecteurs faciles, pour ne reconnaître que la place essentielle de la folle du logis dans une œuvre qu’elle n’hésite pas à confronter, à sa défaveur, à son livre fétiche, La Tour d’amour.

À l’occasion de la parution de ce roman au « Mercure de France », la livraison de juin 1899 avait en effet fait paraître sous la forme sibylline d’un compte rendu prétendument rédigé par une tierce critique — mais l’adoption du « il » désignant Rachilde ne semble somme toute qu’un artifice supplémentaire au masculin qu’elle applique de coutume au substantif d’« auteur » — un plaidoyer pour la création de stricte imagination, un article de foi romanesque en l’œuvre originale et guidée par le seul souci de créativité littéraire, par-delà le bien et le mal. Anti-préface de Pierre et Jean par spontanéité, ce texte se veut une réhabilitation du mystère et de l’infidélité au réel proclamée, une invite au légendaire qui seul aiguillonne l’âme vers les pensées supérieures : « J’estime que le principal devoir du romancier est de montrer [aux peuples] de temps en temps l’autre face de la vie : le surnaturel qu’il y a dans les choses simples ou le symbole inclus dans d’inexplicables actes ».

Rachilde elle-même

2 — 16 IX 1910.

3 — I 1900.

4 — L’Homme-Sirène, par Louis d’Herdy, XII 1899.

Lire une page de Régnier, c’est se coucher sur une pelouse verte, ressentir le subit bien-être d’une pleine eau, s’asseoir dans un solide et merveilleux fauteuil amplement capitonné, ouïr son morceau préféré en buvant le plus sincère des vins de France6.

(III 1900 ; 1 I 1910 — 15 I 1921)5

5 — Dorénavant, nous faisons, à l’occasion, figurer la mention de quelques comptes rendus de Rachilde, qui nous ont semblé particulièrement significatifs de sa manière d’appréhender les œuvres de l’auteur considéré.

6 — Le Mariage de Minuit, IV 1903.

7 — X 1911.

8 — IV 1903.

9 — XI 1901.

10 — L’Inconstante, V 1903.

Henri de Régnier (1864-1936)

À celui-ci, Rachilde voue un attachement qui confine à l’adoration, et l’ombre de l’Académie française7 aux sirènes de laquelle son protégé cède en ce début de siècle, n’est pas parvenue à obscurcir les tendres relations — nonobstant la couleur verte et le fauteuil capitonné mentionnés plus haut. La lecture que propose Rachilde de ses œuvres mérite qu’on s’y arrête. Rêveur impénitent, idéaliste inspiré, Régnier incarne par surcroît une figure de la synthèse, conciliant la grâce de la poésie et la fidélité scrupuleuse du réalisme restituant les choses et les êtres du passé (La Double Maîtresse, III 1900 ; Les Amants singuliers, XI 1901 ; La Pécheresse, 15 IX 1920) ; soucieux du « plus menu détail d’une aventure », il s’avère un professeur émérite en « leçon de rêve », dont les œuvres « vous séparent à jamais du reste de la terre » (Histoires incertaines, 15 III 1920). « Toute fiction est à base de réalité chez lui »8. La réceptivité de son œuvre chez Rachilde est telle qu’elle impulse presque l’élaboration d’une poétique, dont la permanence traverse les décennies, et qui pourrait se résumer ainsi : « Pour un naturalisme de jadis », contre les « naturalistes de jadis », sorte de promotion des historiens des sociétés à la manière d’antan9. Par surcroît, comment ne pas imaginer que ce terreau ne fertilise pas l’œuvre même de Rachilde, quand, en 1905, elle donne ce roman historique, épique et baroque, Le Meneur de louves, et plus tard, en 1931, Notre-Dame des rats ?

Les ouvrages de l’épouse de Régnier, Gérard d’Houville, considérés avec attention, seront l’occasion de mener une réflexion sur la littérature féminine et au-delà, de développer certaines pensées sur la dialectique des sexes en matière de sagesse et d’instinct10.

11 — VII 1902.

12 — Rachilde, Portraits d’hommes, 1929, « Mercure de France », « Albert Samain, la glorieuse modestie », texte repris dans « Cahiers Léautaud », no 37-38, 2005, p. 23-28.

Albert Samain (1858-1900)

Une sorte de Régnier plus pur, pacifié, délivré de la moindre ambition de décoration ou de reconnaissance, un silencieux artiste qui invite à tout sacrifier à la poésie sans jamais chercher à s’élever en figure de martyre : tel pourrait être le visage d’Albert Samain, écartelé entre les images somptueuses de sa création et l’humilité de son existence. Moins de deux ans après sa mort, le compte rendu que Rachilde consacre aux Contes11 vibre d’une évidente émotion pour cette non-gloire de la poésie française. Le texte résonne d’ailleurs d’échos avec celui qui rappelle la personnalité de Samain, publié dans les Portraits d’hommes12. Samain fut l’un des témoins du mariage de Rachilde et Vallette.

13 — Compte rendu de Voyages en kaléidoscope, par Irène Hiller-Erlanger, 15 1 1920.

14 — Lire à ce sujet, de P. Michel et J.-F. Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Séguier, Paris 1990, p. 546-547.

15VIII I902.

1616 VII 1913.

17Une chronique consacrée au récipiendaire Richepin montrera Rachilde s’amusant au souvenir des « travaux de bénédictin du si regretté père J.-K. Huysmans » (1 X 1911).

Léon Bloy (1846-1917)

Ne doutons pas qu’à Rachilde, à l’instar « du Grand Bloy13 », il ne déplaise de faire rimer périgourdin et gourdin… C’est l’apanage de celui que Rachilde nomme « le dernier des catholiques sérieux » de faire converger vers sa personne les faisceaux d’intérêt émanant des personnalités les plus diverses, ou a priori des moins bien disposées à son endroit. Car à bien y regarder, les éloges que décerne la patronne du « Mercure » à son œuvre chrétienne font assez penser aux coups de la trompe qu’emboucha l’anarchiste Octave Mirbeau pour saluer la sortie de La Femme pauvre, le 13 juin 1897, dans Le Journal14 : même identification de Bloy et au-delà de Bloy, de la figure de Jésus (« C’était pourtant un bien bon anarchiste aussi, celui-là »15) — à l’archétype anarchiste ; compréhension légitime de la modernité du prophète Bloy, et de sa lecture biblique du monde contemporain ; réceptivité très attentive à la somptueuse prodigalité du style ; magnificence et sauvagerie d’une foi farouche irréductible aux dogmes et par là accessible à la sympathie des sensibilités les moins orthodoxes ; autosatisfaction du critique dont la louable absence d’œillères crédite Bloy des meilleurs suffrages, dans le style « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple » : « Moi qui admets (et je crois que je suis le seul) l’effroyable religion de Léon Bloy, ses professions de foi brandies comme des glaives exterminateurs […] »16. Bloy reste le point d’ancrage commode d’un discours flottant autour de la notion de religiosité, puisque servant à la fois de repoussoir aux attitudes pusillanimes des catholiques frileux, façon Mauriac, ou fraîchement convertis, à la mode Bourget ; et aux proclamations satisfaites des matérialistes trop vite convaincus de l’absence de sens. Un autre écrivain catholique s’attirera une même compréhension de la part de Rachilde : Huysmans. Mais loin des outrances de la foi bloyenne, la vocation tardive de l’auteur de La Cathédrale s’analyse dans le cadre d’une critique littéraire, appréhendée en termes de réussite romanesque et d’effet sur le lecteur : « Est-ce la puissance de l’écrivain, est-ce la sincérité de sa foi ? Que m’importe ! Je lis un roman sublime et cela me suffit » (L’Oblat, IV 1903)17.

(VII 1899 ; 1 II 1910 ; 1 IX 1911 ; 16 II 1911 ; 1 I 1912 ; 16 XII 1912 ; 16 VII 1918 ; 16 IV 1919 ; 15 VII 1920 ; 15 II 1921)

18 — Parfieu et Martin, 1 IX 1911.

19 — Lire La Chèvre aux pieds d’or, 15 VII 1920.

Charles-Henry Hirsch (1870-1948)

C’est, parent de Bachelin au sein de cette famille d’inspiration sociale et de tendance réaliste, le polygraphe Charles-Henry Hirsch, qui tient la chronique des revues au « Mercure ». Ennemi du naturalisme terne et « radoteur », Hirsch et son œuvre considérable par son étendue incarnent aux yeux de Rachilde tantôt rien moins que la descendance de Balzac, tantôt « l’ivresse d’un Edgar Poe moderne »18 ; délicatesse de l’attention, précision du détail, « intensité de sensation tellement sincère », font de celui à qui Gide attribuait le silence du « Mercure » à son égard, une sorte de photographe auteur d’instantanés de la vie moderne doublé d’un peintre inspiré des soubresauts de l’histoire récente19, une sorte d’Henri de Régnier déboutonné et moins calamistré. Hirsch ne bénéficie-t-il pas de l’aura jarryque qui prédispose de façon bénéfique Rachilde, lui qui cultiva cette baroque et encombrante amitié avec Ubu, aux côtés de Gustave Kahn, Paul Fort et Robert Ulmann ?

(V 1902 ; 16 VIII 1909 ; 15 V 1921)

20 — Fonds Chassé, archives départementales de Quimper, cote 97-J, 676.

Louis Dumur (1864-1933)

Plus profond car mêlant motifs littéraires et idéologiques, s’affirme l’indéracinable attachement qui lie Rachilde au secrétaire du « Mercure de France », le Suisse Louis Dumur, qui publia son œuvre sous diverses enseignes éditoriales. Les Portraits d’hommes faillirent devoir à la notice qui lui est consacrée sous le titre de « Louis Dumur, le volontaire français », des difficultés propres à ruiner toute perspective de parution : Maurice Martin du Gard refusa à Rachilde la publication aux « Nouvelles littéraires » du portrait de Dumur, qui sentait par trop le soufre.

Considérées sans effort de distanciation, leurs affinités semblent se décliner sur le mode de la réaction : au progrès, au socialisme, à la grève, à la défaite. Plus de subtilité et de pratique de la chronique de Rachilde incline à voir dans ce croisement des deux sensibilités le mélange de résistance et de soumission, d’acceptation et de révolte, socle sur lequel s’érigent les tempéraments artiste et anarchiste et qui désamorce toute lecture politique du phénomène littéraire. À Charles Chassé20 qui, en août 1934, s’enquérait de ses tendances contradictoires : « Pourtant, par certains côtés, vous êtes de tempérament très conservateur ? — Oui, mais j’ai la religion du droit ; et quand on est pour le droit, on est révolutionnaire. Ce qui me choque surtout, c’est l’injustice, le fait qu’il y a des gens qui, dans la vie, n’obtiennent pas ce à quoi ils ont droit ». Pour un anarchisme authentique, contre un ersatz de révolte bénéficiant du couvert des institutions, surtout lorsqu’elle prend la forme sournoise de… la grève (Les Trois demoiselles du Père Maire, VIII 1909), l’estime mutuelle transcende de très haut les rencontres de caractère (« […] on devinait en lui un esprit de sectaire, une âme protestante, malgré tout la liberté d’une imagination de poète », Le Boucher de Verdun, 15 V 1921), s’abreuve à cette source intarissable qu’est la haine du bourgeois (« Ce Tribulat Bonhomet d’un nouveau genre », Un Coco de génie. V 1902).

Ai-je dit qu’une œuvre de Bachelin est une cure d’air, de lumière, de pleine campagne encore humide de la rosée du matin ?

(16 XI 1918 ; 16 II 1919 ; 16 VI 1919 ; 15 III 1920 ; 15 II 1921)

21 Quatre histoires de pauvre amour, VIII 1897.

22 — 16 X1 1918 ; 16 VI 1919.

23 — Lire Renard, Journal, Bouquins, Laffont, p. 901.

Henri Bachelin (1879-1941)

Il y aurait une histoire à écrire des relations littéraires entre Rachilde et Bachelin, placées sous le signe de la permanence du jugement et de la constance des critiques. À cet ami des bêtes lié entre autres à Léautaud, premier lecteur et éditeur du Journal de Jules Renard chez François Bernouard, « rééditeur » de La Mère et l’enfant de Charles-Louis Philippe en 1911, auteur lui-même d’un Journal aujourd’hui inédit, romancier que rien sur le plan littéraire ne semble devoir rapprocher de Rachilde, cette dernière réserve pourtant les éloges les moins nuancés que son goût de la simplicité lui inspire. Les déterminent la sensibilité et le souci de réalité qui sont la ligne de meilleure pente de l’écriture de Bachelin ; simplicité qui accède au niveau de l’allégorie, quand le dépouillement qu’on trouve dans L’Éclaircie (1919) fait penser Rachilde aux contes de Perrault, à moins qu’elle ne voie en lui l’épigone du regretté Charles-Louis Philippe21. Les innombrables comptes rendus des romans de ce nivernais, toujours marqués par une considération bienveillante22, soulignent l’attention et la sincérité de l’auteur à l’égard d’un peuple humble mais non humilié, qui rencontrent irrésistiblement l’indignation de Rachilde face à une littérature populiste qui se résout bien souvent en démagogie, désespoir ou chimères (16 II 1919). Fin 1907, Rosny songera, bien furtivement, il est vrai, à proposer son nom aux jurés du Goncourt23.

Par-delà le « Mercure »

24 — Heures d’Afrique, et Poussières de Paris, par Jean Lorrain, VI 1899.

25 — Th. d’Anthonay, Jean Lorrain, Fayard, 2005, p. 950-951.

26 — VII 1900.

27 — I VI 1910.

28 — Princesses d’ivoire et d’ivresse, V 1902.

29 — La Dernière déesse, 15 VII 1920.

30 — 16 IX 1910.

31 — 16 VII 1910.

32 — 16 II 1911.

33 — La Danseuse de Shamakha, 16 III 1919.

34 — La Comtesse Ghislaine, 15 XII 1920 ; L’Amoureuse aventure, 15 II 1921 ; Les Pures et les impures, 15 VI 1921.

35 — 16 IV 1912.

36 — 16 IX 1909.

37 — X 1899.

Il conviendrait de ne pas oublier que, refusant, sur le terrain de l’affection toute forme de sectarisme, Rachilde sait se composer une famille littéraire qui s’affranchit des bornes forcément étroites du cercle du « Mercure de France ». S’ajoutant à ces divers collaborateurs de la maison, un certain nombre de noms méritent de figurer en bonne place dans la constellation fondamentalement affective des romanciers selon son cœur. C’est, bien sûr, Jean Lorrain (Monsieur de Bougrelon, VIII 1897 ; La Dame Turque, III 1899 ; Heures d’Afrique ; Poussières de Paris, VI 1899 ; Le Vice errant, X 1902) : rarement auteur aura vu son itinéraire semé d’autant de compte rendus attentifs et de notes élogieuses sans flatterie : « Le très brillant chroniqueur qu’est Jean Lorrain a ceci de particulier qu’on le sent libre dans un journal comme il serait libre dans un livre24 ». De son vivant comme de façon posthume : elle soutient contre toute évidence, dans sa chronique du 1er juin 1908, qu’il est l’auteur d’Helie, garçon d’hôtel — le biographe de Lorrain, Thibaut d’Anthonay, revient longuement sur cette floraison posthume « enrichie » par les bons soins de Georges Normandy, en s’appuyant notamment sur le crédit des analyses de Rachilde25 ; Il est vrai que Rachilde savait tenir le recul suffisant face à la production pléthorique de Lorrain. C’est ainsi que quelques mois après la sortie du Jardin des supplices, de Mirbeau, et en pleine crise opposant ce dernier à son confrère et ancien ami Lorrain, elle annonce, goguenarde, un Jardin des complices, de la plume de Monsieur de Phocas26… En 1910, elle suit toujours avec la même attention la parution posthume de Pelléastres, convenant que « [d]epuis que Jean Lorrain est mort, il écrit beaucoup mieux »27. Plus loin, le commentaire se fait plus incisif et sélectif, le chroniqueur s’arrogeant le droit de préférer chez « [s]on petit frère Jean Lorrain », l’hypostase du poète, à la dominante des faubourgs (« […] je l’aime mieux artiste sur ivoire que sur bitume »28.

Aussi coloré dans les évocations fastueuses d’un Orient romanesque quoique davantage pétri de sa propre expérience d’homme de terrain, Claude Farrère (1876-1957) « réunit en lui la fougue d’un soldat et la nonchalance rêveuse d’un visionnaire »29. Forcée de présenter des excuses30 à la suite d’une réplique vive de la part d’un officier qui voyait dans le compte rendu de Les Petites alliées31 une critique ironique à l’endroit de la Marine, Rachilde s’en explique en réitérant son attachement à la suprématie des valeurs littéraires sur une quelconque idéologie, et en reformulant le droit « au rêve consolateur ». Courtisanes modernes, consolation de l’opium etc., Rachilde ne partage pas pour autant la promotion des vertus multiples qu’offrent, selon Farrère, les mille et une tentations du monde contemporain. En dépit de ces réserves, elle sait voir en l’auteur de La Maison des hommes vivants32 le digne héritier de Gautier ou de L’Isle-Adam.

C’est l’humaniste Pierre Quillard (1864-1912), attaché au groupe de la généreuse « Revue Blanche », dont il n’est pas sans paradoxe que l’actif et courageux prosélytisme force l’admiration de la critique33 ; c’est le probe Alfred Machard, enchanteur à qui l’on doit la résurrection du monde de l’enfance ; c’est J.H. Rosny34, qualifié à la fois de précurseur et de frère de H.G. Wells, dans un compte rendu de trois pages qui restitue la puissance visionnaire de cette courte nouvelle qu’est La Mort de la Terre35, où Rachilde trouve à louer la force implacable du style, mise au service d’une grande humanité. La liste n’est pas close, à laquelle il conviendrait d’ajouter les noms de Gyp, de Nonce Casanova etc.

La nébuleuse des noms cités de façon privilégiée dans la chronique est marquée par la valeur hautement sentimentale du lien qui attache son auteur à l’écrivain. À ce titre, Alfred Jarry fait figure de protégé de Rachilde, dans la mesure où, auteur dramatique davantage que romancier, il réussit ce tour de force d’être çà et là cité dans les romans36. La complicité se montre si profonde que l’on peut subodorer un phénomène d’attraction vers les œuvres de certains des auteurs qui gravitent autour de Jarry. Tel semble être le cas de Hirsch, déjà évoqué, ou d’Eugène Demolder, gendre de Félicien Rops, voisin des Vallette, et auteur avec Jarry d’un Pantagruel, crédité du « talent du bon peintre moderne », lui dont le travail est « une œuvre d’artiste patient et justement amoureux de son œuvre »37.

Les textes critiques des années 1890 sont par surcroît formellement signés du coin de l’originalité. Ils sont ainsi beaucoup plus d’une seule coulée, et la pensée libre et alerte de l’auteur s’y révèle pleinement. La fragmentation des aperçus sur un roman cloisonnés par rapport au compte rendu qui précède ou qui suit n’est alors pas de mise : Rachilde n’hésite pas à dérouler le fil conducteur de son opinion du moment, qu’elle suit avec plus ou moins de fidélité, lâche momentanément puis retrouve quelques chroniques plus loin. Cette continuité conférée par une subjectivité débordante et revendiquée comme telle laisse plus tard la place à une sorte d’étanchéité systématique de l’examen respectif de chaque œuvre, les romans ne donnant plus le sentiment de venir se subordonner de façon très artiste à la pensée dominante du moment, à quoi ils confèrent un éclat singulier. La livraison de février 1897, par exemple, décline les variations de l’admiration de Rachilde pour la sensibilité dont témoigne la littérature belge. La figure de Maeterlinck est convoquée ouvertement ou rappelée de manière allusive, et le motif des cheveux trop longs de l’aimée sonnent comme un rappel de son goût pour cet art d’une obscurité suggestive et d’une densité inépuisable, propre à lui servir de repoussoir face à l’afflux des insipidités confondantes. Le numéro de janvier 1897 déclinait déjà sur le même mode filé une chronique chapelet, qui, après avoir effectué la recension de Suzanne, par Léon Daudet, rebondissait sur la « famille des morticoles » au sein du compte rendu suivant. La présentation matérielle même de la chronique illustre le choix d’unité de la critique, y compris sous l’espèce formelle : le titre de l’œuvre analysée ne surplombe pas systématiquement le compte rendu, mais est à l’occasion serti dans l’une des premières phrases de l’étude, manière de couler l’analyse du roman dans le fondu d’une pensée critique volontiers polémique : « N’était le style, en retard (phrases trop prévues commençant par : même, des fois, tout de suite etc.), ce livre présenterait un grand effort vers la vérité. Il est gris, terne, ennuyeux, compact, attachant […] ». Plus tard, cette construction réticulaire de la chronique vient à être abandonnée.

Les années 1900 « ses haines »

38 — Colette, Claudine à l’école, V 1900.

Les modes

L’inventaire des aversions de Rachilde serait incomplet si l’on n’y joignait les phénomènes de modes littéraires, qui plus par effet de choc en retour que par inimitié littéraire à l’endroit de l’écrivain, s’attirent les sarcasmes durables de la titulaire de la chronique romanesque, pour qui l’œuvre ultérieure semble désormais frappée du sceau de la médiocrité. Au premier chef de ces tocades, le déferlement pléthorique et périodique des amateurs en littérature, bas-bleus, écrivaillons à la petite semaine, dont la veine littéraire s’épuise à raison inversement proportionnelle de leur talent. Considérée comme phénomène de société, la vague montante des vocations littéraires effraie la journaliste, mais lui offre l’opportunité d’un nouveau réquisitoire. En 1900, Claudine à l’école bénéficie de cet arrière-fond de médiocrité qui rehausse l’éclat de l’ouvrage de Colette : « Les volumes, ce printemps, pleuvent dru, tourbillonnent autour de moi, tombent en giboulées, en avalanche sur ma table […] j’ai devant moi des volumes ; or, je viens de lire un livre, c’est-à-dire la projection lumineuse d’un être m’a enveloppé38 »

39 — VII 1901.

40 — XI 1901.

41 — V 1902.

42 — VIII 1902.

43 — G. Eekhoud, Escal-Vigor, II 1899.

44 — V 1902.

45 — I. Strannik, L’Appel de l’eau, VII 1901

46 — J. Landre, Bob et Bobette, 16 IV 1919.

47 Les beaux soirs de l’Iran, 15 XII 1920.

48 — G. Joseph, Koffi, 15 IX 1922.

49 — E. Rhaïs, Saâda la Marocaine, 15 1 1920.

50 — 15 VII 1921.

51 — J. Claretie, Le Sang français, VII 1901.

52 — J. Joseph-Renaud, Notre-Dame de Cythère, V 1900.

53 — 1 IV 1910.

La littérature étrangère

La sensibilité franco-française du Mercure n’est pas étrangère au sentiment partagé d’un élitisme qui rime parfois un peu artificiellement avec mévente, rue de l’Échaudé-Saint-Germain. Ainsi Sienkiewicz est-il coupable du succès de son best-seller emporté il est vrai au prix d’une époustouflante publicité — encore que non orchestrée par la « Revue Blanche » ; mais là où la critique officielle accueillera plus favorablement la trilogie épique, l’acrimonie de Rachilde continue sur son erre et rechigne à évaluer à partir de considérations purement littéraires, plus que sur la foi de la paternité encombrante, la production de l’auteur polonais : « Je demande une augmentation d’appointements pour pouvoir tenir les Sienkiewicz à jour… »39 ; « Enfin… Le Déluge par … CELUI QUE VOUS SAVEZ, roman énorme dont le titre seul me dispense de tout commentaire ! »40 ; Cette troisième, par H. Sienkiewicz. Espérons que ceci, cette troisième, est le dernier wagon de ce train des plus omnibus »41 « et, enfin, Bartek le vainqueur de celui que vous savez ! (Car il y en a encore dès qu’il n’y en a plus !) »42.

Dès 1899, ne se gargarisait-elle pas des gorges chaudes du public face à l’invasion des « bonhommes de neige » alors que la rude littérature belge ne recueille qu’une parcimonieuse attention (« Quand ils viennent du Nord, comme Ibsen, ils parlent d’autre chose et le peuple, étonné, désorbité, murmure, et quand ils arrivent de Belgique, le peuple, qui comprend davantage car c’est plus proche de sa langue […] se fâche et se scandalise »43.

Bien différent est le sort que réserve Rachilde à cet autre gros succès de vente que les mêmes éditions de la « Revue Blanche » eurent l’occasion de publier, Le Livre des Mille nuits et une Nuit. Période active d’adaptation et de traduction, de translation culturelle, les premières années du XXe subissent et impulsent cet engouement pour l’étranger, mais un étranger passé au crible de la lecture et de la relecture, moyennant parfois certaines falsifications. Paru en onze volumes aux éditions des frères Natanson (les quatre suivants seront éditées par Fasquelle, qui reprend le fonds de la « Revue Blanche » disparue), les contes connaissent les faveurs d’un service de presse spontanément relayé par les inconditionnels qu’ils possèdent parmi le petit monde des lettrés. Valéry dès 1897 a proposé au « Mercure de France » de publier la traduction de J.-C. Mardrus, dont la lecture, fidèle à l’envoûtante sensualité orientale, respectueuse de la tonalité lascive des contes dans leur édition égyptienne, se démarque des non-dits auxquels avait cru bon devoir se limiter Galland. C’est bien à la dimension amusante et légère de cette traduction littérale qu’a été sensible Rachilde qui vante le « patient et spirituel travail »44 du docteur Mardrus. Quelque vingt ans plus tard, la livraison du 15 VII 1921 rendra compte de l’édition de Maurice Verne, chez Albin Michel, dans une notice élogieuse qui en revanche n’évoque même pas les précédentes entreprises de traduction : le propos est résolument tourné vers la modernité de ces textes légendaires composés puis traduits aujourd’hui par des « poètes [qui] sont liés entre eux par un fatal enchaînement de symboles ». Il inscrit Schéhérazade au nombre des premières femmes de lettres et… des précurseurs du féminisme, ce qui ne manque pas de piquant sous la plume de Rachilde !

Les modes littéraires sont autant celles déterminées par les gros succès que les époques ponctuées de thématiques récurrentes, irriguées des sempiternels sujets d’intrigue : « […] cette œuvre est une œuvre de femme, pensée par une femme qui a essayé très sincèrement d’écrire autre chose que l’éternelle chanson qu’on reproche à ses semblables, les femmes de lettres45 » ; ailleurs, « [l]es enfants sont très à la mode […] » ; plus loin, l’infidélité chronique : « Cela nous débarrasse des scènes rituelles de l’adultère ou du libertinage qui varient si peu »46 ou les tendances orientalisantes47 ; tantôt « Le roman du noir se porte beaucoup »48 ; tantôt « On aime terriblement l’exotisme en France !»49, « […] pas tant d’exotisme. On en fait vraiment trop »50 ; ici, la nostalgie du clairon sur fond de champ de bataille : « Récits de guerre. Le patriotisme coule à plein bord51 » ; là, l’engouement inconsidéré pour cette scie de la libération féminine : « Encore des prédications sur l’amour libre, le féminisme et toutes les balançoires et montagnes russes reconnues, depuis quelques années, d’utilité publique52 » ; à l’aube du XXe siècle, enfin, c’est le roman de l’automobile53 : on n’en finirait pas de dévider l’écheveau des lassitudes de la lectrice, qui cherche entre autres les traces d’une littérature pétrie d’autres matériaux que des livres.

Bourget, Barres, Bazin, ça se gagne décidément à l’Académie française ce mal du renoncement catholique54.

54 — 1 IV 1910.

55 — À propos de la décoration attribuée à Paul Adam, II 1900.

56 — En 1919, Rachilde préside le comité du Prix Femina.

57 — 16 IV 1918. Lire aussi R. Benjamin Amadou bolcheviste, 15 III 1921.

58 — 16 I 1914.

59 — 1 X 1911.

Académies et prix

Rachilde eût pu faire sien ce vœu de Maupassant, qui refusa sans faiblir les décorations, au prétexte qu’elles déshonoraient celui qui se soumettait au principe de cette course à la breloque, « [L]e gouvernement éprouvant quelquefois le besoin de se réhabiliter aux yeux des vrais artistes »55. Et, au vrai, ses attitudes face aux prix littéraires s’inscrivent résolument sous le signe du scepticisme. En 1907, il est question d’attribuer le Prix Goncourt à son protégé Bachelin ; il faudra à l’impétrant patienter jusqu’en 1918 afin de voir couronner Le Serviteur par le Prix Femina56. La méfiance qui préside aux appréciations portées sur le Goncourt n’aveugle pas Rachilde à tel point qu’elle oblitère sa lucidité et son honnêteté de lectrice. Si le volume d’Edmond Jaloux qui fait suite à celui qui lui arroge le Prix Femina en 1909 vaut au récipiendaire quelques coups de griffes, au passage, en revanche, René Benjamin, plus jeune lauréat du Goncourt en 1915, se voit décerner trois ans après son couronnement de bien beaux éloges57 par la titulaire de la chronique. Quelques années auparavant, c’est Marcel Proust qui, pressenti pour le Goncourt 1913, fait l’objet d’une chronique au ton composé. L’évident intérêt de Rachilde pour l’œuvre de Proust ne se départit pas d’une coloration critique, tant à l’endroit de la sophistication du style proustien, « fameuse tapisserie qu’on dénouait point par point la nuit après y avoir travaillé le jour », qu’à l’égard des prix : « Je comprends parfaitement pourquoi on l’a nommé en songeant au Prix Goncourt. Il en mériterait non pas un, mais dix »58.

La prétention à l’élection fonctionne sur Rachilde comme une manière de petite trahison. Henri de Régnier, Jean Richepin59, ne sortent pas grandis de leurs ambitions de vouloir en être, mais le dédain du critique à l’endroit de l’Académie est tel que, pour autant, de cette course à la reconnaissance ils ne sortent pas irrévocablement déshonorés.

60 — E. Le Roy, Jacquou le Croquant, IV 1900.

61 — 16 V 1912.

62 — 15 IX 1921.

63 — 16 VI 1918.

64 — Lire, au sujet du rapprochement des deux écrivains, D. Descamps, N. Sanchez, Le Périgourdin : bête noire de Georges de Peyrebrune et de Rachilde, « Mémoire de la Dordogne », no 17, janvier 2005, p. 3-5.

65 — 15 IX 1921.

66 — I IX 1921.

67 — La Vie Populaire, 14 mai 1882, réédition À l’Écart, 1994.

Son pays, le Périgord

Le roman familial conçu par Rachilde s’élabore et s’alimente intimement au terreau natal, nourri par ses délicates racines périgourdines. Le singulier réside dans l’attitude composée qu’elle tient par rapport à son terroir. Une forme de rancœur n’en est pas absente (« il y a plus de bandits en Périgord que d’honnêtes gens ! […] Ce n’est un mystère pour personne que les pays poétiques par excellence sont généralement dépourvus d’instruction laïque ou obligatoire et aussi… de sens moral »60, mêlée d’un attachement fervent à l’endroit de la beauté de ces contrées ; c’est donc sur le mode passionnel que se tisse le lien avec le Périgord, longue remémoration, filée notamment à travers le réseau de ces chroniques consacrées à Léon Bloy, à Eugène Leroy61 « [s]on compatriote »62, aux frères Tharaud, à Charles Derennes63, à Georges Peyrebrune64. Tantôt repoussoir du parisianisme qui revivifie le monde des loups-garous et met en relief la pérennité des légendes et la beauté des paysages, tantôt province de l’ornière croupissant complaisamment dans sa crasse ignorance, le pays des truffes s’éloigne dans le temps en se rapprochant manifestement du cœur65. En 1931, L’Amazone rouge, chez Alphonse Lemerre, restitue les saveurs qu’a intériorisées la payse de Jacquou, au plus humide d’une demeure qui évoque inéluctablement le château paternel du Cros ; trois ans plus tard, La Femme dieu, parue chez Ferenczi, permet de retrouver la recette de la soupe aux corbeaux, révélatrice de cette dimension poétique foncière, sans jamais que le propos se départisse de sa portée critique à l’égard de la bêtise paysanne, précisément : « J’ai gardé pour les hobereaux du Limousin ou du Périgord une sympathie que j’oserai avouer familiale »66. L’amusement mêlé de distance ne le cède en rien à celui dont témoigne une nouvelle du terroir aussi primitive que « Le petit de la chienne »67.

68 — E. Morel, Les Boers, XII 1899.

L’antisémitisme…
dont elle participe par ailleurs

La cause est entendue ; il y a chez Rachilde une propension à développer un discours qui, en matière de sectarisme et de racisme, ressortit pleinement à un contexte fin de siècle, qui fantasme volontiers sur la figure du juif. Jointes à sa détestation de certain écrivain, Zola en l’occurrence, et conjuguées à une débordante exécration de toute entreprise sociale en littérature, les fureurs antisémites de Rachilde confinent au délire, embrassant dans une même tempête rhétorique la soi-disant mainmise israélite sur la littérature moderne, la médiocrité d’un style qui malmène le français, enfin… la grève, vieux leitmotiv que le critique ne se préoccupe même pas de réactualiser ou de finaliser. Ce sera la chronique de novembre 1899, portant sur Fécondité de Zola, s’ouvrant sur un provocateur « …Voici, Messieurs les Juifs, le moment de régler l’addition ! » : dix pages bien tassées pour cette diatribe vigoureuse regorgeant de haine, occupant à elle seule, fait assez rare, la totalité de la rubrique. Il est vrai qu’en cet apex de l’Affaire, le déchaînement antisémite de Rachilde et autres s’enracine dans une assimilation de cette incarnation de la figure de l’Autre à l’argent maudit, sorte d’hypostase du capital abhorré comme source de tous les maux, « l’ennemi né de toutes les races simples »68. Quelques colonnes plus loin, sans solution de continuité, le lecteur rencontre Louis Weber, tenant de la chronique « Philosophie », ou Marcel Collière à la tête de la rubrique « Histoire et sociologie », qui remercie Quillard pour son œuvre de beau courage, Le Monument Henry. Au vrai, le « masque » du juif fonctionne comme un prétexte, un abcès de fixation occasionnel du flot de haine qui peut envahir la misanthrope Rachilde, submergée par la bêtise de ses semblables au point d’en être elle-même contaminée. Susceptible à l’occasion de se convertir en le point d’ancrage d’un discours constructif et philosémite, il participe, à la manière d’un Bloy ou d’un Mirbeau, à la construction d’un imaginaire, et scande les étapes d’une évolution sensible de la parole critique, plus ou moins probablement entée sur un socle ethnographique. Il y va de l’expression d’une certaine désinvolture, revendiquée, dans ces accents antisémites auxquels succèdent, sans pertinence profonde, ceux d’une réhabilitation sincère du peuple d’Israël, aux dépens de la vieille aristocratie catholique, par exemple.

D’une certaine littérature :
casaniers et carnassiers

69 — Mandragore par H. H. Ewers, 15 IX 1920.

70 — Lire ainsi le compte rendu du Boucher de Verdun de Louis Dumur, 15 V 1921.

71 — 15 II 1921.

72 — VI 1899.

73 — 15 X 1920.

74 — « Le lisant, mû par la curiosité affective, feint de croire qu’il a affaire à la réalité et traite le personnage comme une personne », cité par P. Glaudes, Y. Reuter, Le Personnage, Presses universitaires de France, « Que sais-je », 1998.

75 — 16 IX 1909.

76 — Le Cercueil de cristal, 15 VIII 1920.

77 — II 1900.

78 — En l’occurrence, le flair de Rachilde a bel et bien été abusé. Sur la demande de Paul Adam, cette dernière fera paraître le rectificatif qui s’impose quelque temps plus tard.

Rachilde, constantes et variantes

Chez Rachilde, le paradoxe se consomme à tous les accommodements. L’entendre ainsi proférer sa répugnance ou son incrédulité face à une littérature d’inspiration décadente jette l’esprit critique du lecteur devant une sorte d’aberrante énigme69, qu’un rapide effort de réflexion lève incontinent. Il y a Rachilde lectrice et Rachilde écrivain, et rien n’est moins sûr que de penser que chacune de ces deux instances de la même Marguerite Eymery se préoccupe de rendre des comptes à l’autre.

Implication rhétorique : rien de plus travaillé que la prose de la romancière, rien de plus fluide que cette écriture critique qui incite à l’action. Rachilde pratique à l’occasion une écriture de la rupture qui motive : les infinitifs d’injonction rompent volontiers le cours d’un texte narratif70. Rachilde affectionne le régime exhortatif. Selon une approche davantage orientée vers la narratologie, et plus fondamentalement, sa critique laisse infiltrer et déborder le narratif par une subjectivité fluente, selon un procédé d’identification profonde et spontanée aux personnages, sommés de ne plus se confiner à leur rôle d’êtres de papier (« […] mais cette mère avait, à mon avis, tous les droits de garder un amant qui l’avait choisie, sinon préférée »71 ; « À sa place, je mettrais à l’hospice cette idiote… »72.) Si la force du style peut, à la rigueur, être l’objet d’attentes moins exigeantes, en revanche, pas d’histoire sans personnage : « Les héros de cette histoire sont présentés un peu brutalement et ne parviennent pas à inspirer de la sympathie, tellement ils montrent vulgairement les ficelles auxquelles ils sont pendus73». C’est dès les premières lignes de son compte rendu que s’établit une relation d’empathie ou de rejet vis-à-vis des héros, conformément à ce que Vincent Jouve identifiera plus tard comme la posture du « lisant74 ». Le moins piquant n’est pas de constater l’intérêt que le critique porte à ces êtres fictifs, considérés avec le respect naturellement dû à des êtres de chair. L’effet de cette fusion et interpénétration du monde du réel et de l’imaginaire, loin de fragiliser et d’étioler celui-là, revivifie le monde au contact de la fiction, en tournant le lecteur vers le réel. Ce dialogue laisse entrouverte, à la manière des Anciens et des classiques, la porte qui communique du monde de la création à l’action, à l’initiative, à la réflexion politique, et érige la production rachildienne en authentique chronique en mouvement. Dès lors, un échange second peut s’instaurer, entre le critique et l’auteur, celui-ci, en témoigne le recours fréquent aux sollicitations rhétoriques (« Ah, Monsieur l’auteur, vous croyez ça ! »75).

Dialoguer avec l’auteur, c’est se donner l’illusion d’une joute oratoire équitable, placée sous le signe du respect dialectique de la pensée artistique d’autrui. Pour Rachilde, l’intérêt consiste à entamer un combat à fleurets mouchetés et, sous couvert d’identification à l’écrivain, de retourner comme un gant les tactiques littéraires pour finir par décocher la perfide flèche du Parthe qui dénude en même temps qu’elle cloue les prétentions de tel fâcheux ; Maurice Rostand76, par exemple, fait les frais de cette sorte de prosopopée qui repose sur rien moins qu’une rhétorique savamment huilée par le miel de la duplicité. Mais le jeu de la communication se veut la plupart du temps assez innocent, voire inoffensif. L’investigation narratologique que mène Rachilde, croyant déceler chez Maurice Léon, auteur du Livre du petit Gendelettre77, le pseudonyme de Paul Adam, prouve cette fraternité « corporatiste »78 qui s’établit assez spontanément de la lectrice à l’auteur.

79 — Fils de gueux par É. Moselly, 16 VII 1912.

80 — L’Inconstante par G. d’Houville, V 1903.

Une forme d’anti-intellectualisme

Contre la spéculation et les démarches d’esprit trop abstraites, Rachilde ne perd pas une occasion de soutenir la logique de ceux qui semblent n’en pas avoir — aux yeux des clercs. Elle rejoint ce faisant une famille d’écrivains, poètes et artistes sensibles à ce sentiment de saturation intellectuelle, de trop-plein idéologique, cette impression de pensée surabondante qui sont la note déplaisante de la charnière des deux siècles, auxquels, sous une forme différente et à des titres divers, Gide, Claudel, Valéry, Apollinaire, Marguerite Audoux, Alain-Fournier, Proust y font écho, qui en faisant sienne l’inspiration nietzschéenne, qui en s’assimilant la vigueur de l’élan bergsonien, qui en ancrant son œuvre au plus proche du terroir, qui en revenant à la foi de ceux qui se savent « fondés en poésie ». Se désimprégner de toute littérature semble être le mot d’ordre : « Honnête livre qui repose des combinaisons sociales et littéraires »79. Dans le cas de notre auteur, force est de constater que ce raidissement de la sensibilité face au raz-de-marée intellectuel s’assouplit en se donnant d’autres exutoires. En examiner les pistes les plus récurrentes renseigne sur un pan de l’histoire littéraire qui voit les préoccupations spéculatives, philosophiques, politiques, selon un double mouvement, séduire et repousser les écrivains, toujours en porte-à-faux quand il s’agit de se positionner par rapport à l’acte de théoriser et d’abstraction. L’exploration souligne aussi les exigences fondamentales de la personnalité du critique, moins désireuse de voir le roman démêler les problèmes sociaux ou psychologiques que de s’engager sur des voies on ne peut moins littéraires, afin de renouer avec une forme de sagesse, composite d’esprit masculin et d’abandon à l’instinct qui est la force80.

81 — Nous empruntons là l’expression à Paul Léautaud, témoin impitoyable des activités de Rachilde, qui sont à ses yeux des agitations.

82 — Petit Louis, boxeur par Ch.-H. Hirsch, 16 IV 1919.

83 — 1 X 1911.

84 — Car force est de reconnaître que Rachilde attend une forme de dialogue des gestes les plus désespérés : « […] justement, je n’admets pas l’assassinat et […] pourtant, pour se faire comprendre, il faudrait assassiner », 1 I 1920. Nous soulignons.

85 — R. Kipling, Stalky et Cie, V 1903.

86 — 15 V 1921.

87 — Le Roman d’un cycliste, XII 1899.

« Rachilde et son guignol81 » :
du sang, de la volupté, et …des coups

Adversaire déclarée de la guerre, Rachilde n’en est pas moins amenée à composer avec certaines données de l’actualité et les traits d’une sensibilité complexe. Certains comptes rendus révèlent ce qui est proche d’une fascination pour les qualités brutes de courage, de force, de discipline, voire… de violence. « Un bon coup de poing est encore, dans certains cas, la meilleure des répliques »82 ; le « coup de force » de Richepin qui défenestre un fâcheux, lui inspire ces mots : « Ce fut un beau geste ; de nos jours on n’use pas assez de ces gestes-là pour chasser les buveurs du temple »83 : à défaut de constituer l’apologie d’une violence tolérée de tous (Réflexions sur la violence, de Georges Sorel paraît en 1905), ce résumé « sportif » pointe assez bien la nostalgie d’une « communication »84 sans détours, économe des casuistiques s’il en est, et de la parole médiate. Foin de la littérature huysmansienne, vive l’étreinte vigoureuse à la Kipling : « Ce livre ne plaira pas à l’esprit français, je ne sais même pas si un Français le lira jusqu’au bout sans impatience […] Rudyard Kipling m’intéresse par la manière dédaigneuse dont il traite le corps humain […] Chez lui, on est des hommes sains. On reçoit des coups et on en rend. Maintenant on mange, on boit, on fume et on ne parle guère de ses digestions »85. La propagande par le geste est peut-être le point de convergence le plus manifeste avec la sensibilité libertaire — celle qui eût rendue plausible le rapprochement de cette collaboratrice du Mercure avec un Fénéon de la Revue Blanche ; à moins qu’il faille y voir l’exaspération du bon sens, qui coïncide à l’occasion avec son sens… patriotique : « Cela me donne tout simplement l’envie de frapper sur les mauvais Français […] »86. La curiosité de Rachilde vis-à-vis du traitement romanesque de certaines formes d’expression d’une énergie tantôt débridée, tantôt domptée, s’exerce à l’occasion dans le cadre sportif. On n’est pas peu surpris de constater son enthousiasme ponctuel pour le noble art esquissé dans un roman de Hirsch, les sports pratiqués dans les collèges anglais dépeints par Kipling, ou l’avènement de la petite reine dans tel récit de J.-H. Rosny87. Ce goût pour le roman du sport s’avère assez moderne, et le lecteur est autorisé à penser que la rencontre ou la fréquentation de Jarry, Apollinaire ou des avant-gardes de la littérature du XXe siècle ont pu jouer une certaine attraction vers l’expression de nouveaux besoins de ressourcement littéraire.

La défense de l’homme en soi passe par l’exercice d’un individualisme ardent, nourri d’une attention vigilante à tout ce qui peut annoncer un retour aux racines de l’être ; le programme est piquant, assumé par un auteur qui fourbit ses armes littéraires de jeunesse en se spécialisant dans la production décadente, et dont la maturité ne dément en rien cette ferveur esthétisante — mais n’oublions pas Dans le puits ou la vie inférieure (1917), gage d’authenticité et de conformité, sur le tard, des écrits et de la critique, ainsi que son répondant en 1942, Face à la peur.

Le miel de la Jungle est sur nos bouches et nous met en appétit.

R. Kipling, Le Second Livre de la Jungle88.

88 — X 1899.

89 — La plus belle histoire du monde, VII 1900.

90 — R. Kipling, Stalky et Cie, V 1903.

91 — F. Mauriac, L’Enfant chargé de chaînes, 16 VII 1913.

Rachilde l’immoraliste

Ainsi de la santé et de la vigueur, bannies de la littérature décadente, au premier chef de laquelle celle de Rachilde. Quelque chose de la pensée romanesque de Paul Adam passe dans la chronique du roman. Force et sauvagerie deviennent d’authentiques motifs littéraires, propres à remplacer les petites attitudes de sadisme pusillanime ou de masochisme complaisant qui drainent le roman fin de siècle des « bistourneurs de conscience ». Le critique accepte que dans le roman on frappe de main ferme, on rende les coups, on applique sans hésitation l’intemporelle loi du Talion, l’on tue, même. Cet héroïsme paradoxal, c’est dans la littérature étrangère que Rachilde se plaît à en débusquer les manifestations vigoureuses. Adieu Rousseau, voilà Kipling, « chantre d’une foi inaltérable dans la force qui prime toujours le droit et devient le seul titre de noblesse chez l’homme comme chez les animaux »89, chez qui « la puissance de l’instinct domine toutes les situations romanesques […] Ces créations sont au-dessus d’une certaine vie quotidienne, mais elles se rattachent à la terre par la fibre animale intensément développée »90.

Car Rachilde accomplit la plus significative part de sa liberté en plaçant son orgueil et sa curiosité dans sa vocation de découvreur de talents vrais, d’écrivains authentiquement soucieux de faire de la littérature le reflet et le prolongement de leur expérience auprès des êtres simples. Cette polarité en quoi s’avivent la complexité et la richesse de l’écrivain journaliste lui permet d’accomplir sa liberté de critique doté d’un tempérament masculin. La livraison de mars 1899 présente côte à côte et en tête de rubrique Le Livre de la jungle de Rudyard Kipling, et La Force de Paul Adam. Et force est de reconnaître que nombre de traits caractéristiques du soldat Héricourt de Paul Adam semblent empruntés à ceux des êtres qui peuplent l’Asie de Kipling, tous s’abreuvant aux mêmes sources vives de l’intelligence. Plus loin, le numéro de mars 1900 fait voisiner la mention de La Lumière qui s’éteint, du même Kipling, et l’analyse de son œuvre propre, La Jongleuse par Rachilde, occasion de répudier anima en faveur d’animus, Eliante Donalger au profit de Mathurin Barnabas. Là où ses personnages de Léon Reille, de Jacques Silvert, de Michel Faneau, font preuve d’une confondante et exaspérante absence de volonté, la chroniqueuse souscrit durablement, dans le cadre journalistique, à un roman plein de sève, rude, voire rugueux, refusant les arguties compliquées de la littérature psychologisante, dénué des vains efforts de l’analyse, refoulant impitoyablement les tourments neurasthéniques, dégraissé de toute forme de goût pour l’hésitation. Plus tard, la décennie 1910 voit Rachilde déceler dans le regain de spiritualité qui touche les jeunes romanciers la recrudescence d’une attitude ancienne, l’absence de volonté qui se dit à travers une complaisance doloriste poussée jusqu’à la flagellation : ainsi Mauriac incarne-t-il le parangon de ces « singuliers prisonniers de leur… manque de volonté. Ils tournent dans un petit cercle à peine vicieux et se débattent contre des fantômes de fautes91 ». À travers l’épisode de la Grande Guerre, l’Histoire se chargera de faire regretter à Rachilde la misère sans objet de « ces petits jeunes gens souffreteux ».

Non ; ce n’est point là précisément une mode, car la mode vient de l’extérieur, encore que répondant à d’inconscientes réclamations intimes ; mais je crois que la guerre a laissé tous les esprits dans une disposition semi-pathétique particulièrement propre à subir cette sorte de contagion.
A. Gide, Journal, p. 1 284

Pendant un moment, vraiment douloureux […], je me suis cru le droit d’être pacifiste, parce que la femme qui ne se bat pas n’a pas le droit de pousser au carnage. […] Je ne suis pas poète comme Louis Dumur, et je ne me sens pas la force d’écrire le beau livre vengeur… Mais j’aurais certainement la puissance de tuer…92

Propos polis ou politiques :
la littérature de la Grande Guerre

Les premières années du XXe siècle voient Rachilde épingler à son herbier les noms les plus prestigieux ; nous y reviendrons. La courbe d’une évolution, sensible, laisse cependant affleurer les éléments d’un ancrage du discours critique. Il est ainsi notable de constater que certaines composantes de la pensée de Rachilde ne s’articulent pas nécessairement à un contexte qui eût été son creuset naturel, mais sont plutôt affaire de lente maturation. Ainsi de son chauvinisme. À mille lieues — et néanmoins dans les colonnes voisines — des féroces diatribes que Léautaud adresse en direction des pièces de tendance patriotique dans la chronique dramatique du « Mercure de France », tout juste tempérées de quelques prudentes précautions destinées à déjouer la censure, les comptes rendus de Rachilde respirent de façon durable une manière de considération et de distance respectueuse vis-à-vis de l’inspiration historique. Durable, car au-delà de 1918, l’attention aux romans dont l’écriture prolonge, par le canal littéraire, la retranscription du drame et ses répercussions protéiformes, continue sur son erre bien au-delà de la fin des hostilités. Mais c’est aussi en amont du cataclysme que se dessinent les contours de ces « inconscientes réclamations intimes » dont parle Gide plus haut. Rachilde a beau jeu de déceler la cassure que cristallise 14-18, la tendance réactionnaire s’illustre assez tôt :

À l’encontre de nombre de commentateurs qui tendent à les faire poindre en ces années sombres du premier conflit mondial, il faut prendre acte de l’émergence, chez Rachilde, de nouveaux centres d’intérêt à partir des années 1900-1901, notamment dans le sens d’une réflexion sur la nation, ou d’une interrogation sur le soi-disant caractère caduque des préoccupations datant de 1870. Ces inflexions affectent au premier chef le contenu et le ton du compte rendu, en modifiant sensiblement certains paramètres critiques. La vertu de courage fait ainsi une apparition remarquable dans les derniers mois de 1901, à la faveur de la recrudescence de certaines thématiques : chronologiquement antérieure au succès du roman de guerre, la vogue du récit de revanche, souhaitée, fantasmée ou refoulée, intéresse au plus haut point le critique du « Mercure ». La livraison de décembre 1901 témoigne de cette réflexion qu’elle engage. Connexe à celle de courage, l’idée de résistance se décline sur plusieurs modes, et éclaire puissamment ce que l’on peut interpréter comme les velléités réactionnaires de Rachilde : l’apologie éloquente des Oberlé de René Bazin (dont Claude Dauphiné retient essentiellement de la lecture par Rachilde la malveillance, en définitive ponctuelle et circonstanciée) montre chez Rachilde un esprit partisan jusqu’à l’intolérance, dénonçant les faux courages (« […] il y a une nuance entre Émile Zola, certain d’être écouté par un peuple entier de juifs, et un bon garçon de littérateur plaidant une vieille cause sentant le suint des vieux harnais de 70 » revendiquant la beauté du geste qui consiste à imposer des engagements moraux ou intellectuels à contre-courant de la pensée dominante, pour peu que la lecture n’achoppe pas sur la médiocrité littéraire de l’œuvre. Ce compte rendu atteste le glissement du discours critique vers l’expression de préjugés idéologiques. Cette pente, Rachilde la suivra de plus en plus volontiers, le cœur tiraillé entre ses préoccupations artistiques et une impétuosité naturelle qui l’incline à jouer les francs-tireurs.

92 — 1 I 1920.

Les années 1910
Rachilde, mécène et mercenaire

Ce n’est pas le moindre des mérites de la chronique des romans d’offrir à celle qui est censée n’entretenir son lectorat que de la littérature du jour, une tribune opportune pour donner libre cours à sa sensibilité libertaire-réactionnaire. À tel point que la légitimité littéraire du compte rendu tend parfois à la peau de chagrin : la parution de L’Aile de Jean Richepin offre le 1 X 1911 à Rachilde l’occasion de tourner en dérision l’Académie et d’égratigner au passage les ex-poètes bohèmes soudain désireux de troquer leur irrespect poétique contre une respectabilité littéraire des moins contestables. Dans le cas de Richepin — Henri de Régnier n’est que mentionné —, ce sera anecdote contre anecdote, et la réhabilitation du défenseur des gueux clôture finalement un compte rendu inspiré par un enthousiasme communicatif ; et Rachilde de prendre congé en griffant in fine un autre académicien, Goncourt et bien mortel celui-ci, Huysmans. In cauda venenum

Lisez cela, vous passerez un bon moment !93

93 — XII 1899.

94 — G. Leroy, J. B. Sabiani, La Vie littéraire à la Belle Époque, P.U.F., 1998.

Du roman considéré comme un délassement :
eau de rose, saveurs acidulées et acides

La décennie 1910 est chez Rachilde révélatrice d’une stabilisation des critères d’appréciation ; moins riche en noms prestigieux, presque pauvre sur le plan des rencontres et des découvertes littéraires — toutes proportions gardées néanmoins — elle met au jour l’assise de la critique qui repose sur un petit nombre de principes relativement bien suivis par Rachilde, malgré qu’elle en ait. Le goût du roman « moral » est de ceux-là. Certaines qualités de naïveté du « bon lecteur », qui étonnent de même chez Léautaud, la conduisent à sympathiser avec certains romans sentimentaux. Quand se croisent le vif intérêt de Rachilde pour les femmes écrivains et l’indulgence à l’endroit de ces chroniques affectives qui dévident l’écheveau des vicissitudes sentimentales, on trouve « Mademoiselle Baudelaire » bien complaisante, mais sans mièvrerie. Ces œuvres dont rien ne nous autorise à penser qu’elle ne les lit pas ni même se contente de les parcourir d’une attention distraite ont pour titre Mais l’amour passa, Ève vaincue, Vaincue, La Chaîne, L’Entrave, L’Ensevelie, La Dernière Étreinte, Et l’amour dispose… pour se limiter aux années 1911-1912 choisies au hasard. Elles sont soit de la plume de plus ou moins jeunes bas-bleus portant pseudonyme ; soit de celle de nobliaux à particule, parfois les deux, comme l’atteste l’exemple de la périgourdine Georges de Peyrebrune. Quoi qu’il en soit, « l’intrusion de nombreuses femmes dans les circuits de la production littéraire » est, entre 1890 et 1914, un « phénomène nouveau »94. Nonobstant un tenace mépris des déclassés doublé d’un antiféminisme primaire dans son expression, la critique n’est pas, loin s’en faut, acerbe ; à la décharge de Rachilde, avançons que l’une des causes de ce dépassement du terne est sa lucidité. Loin de l’œuvre de génie, mais bien au-dessus des fadeurs sentimentales, existe un espace qu’occupe assez bien une littérature divertissante, simple, sans sombrer dans le banal, pittoresque sans être clinquante. Le mérite de Rachilde, au sein de la très littéraire équipe des collaborateurs du « Mercure de France », est de tenter de redonner ses lettres de noblesse à une fonction oubliée du roman, car dédaignée par les théoriciens de la critique comme par ses principaux représentants : la détente cérébrale, le délassement intellectuel, en définitive une récréation de l’esprit.

95 — Et ce malgré l’analyse pertinente que livrent Géraldi Leroy et Julie Bertrand-Sabiani, concluant que la politique d’ouverture sur les nouveautés, best-sellers potentiels, menée par ces « maisons liées à de jeunes revues, comme le “Mercure de France” et “La Revue Blanche” » « engorgeait le marché et accroissait la mévente » !, dans La Vie littéraire à la Belle Époque, P.U.F., 1998.

96 — Vaincue, 16 IX 1912.

97 — 1 X1 1912.

98 — Sur le déclin, 16 IX 1913.

99 — 16 XII 1912.

De la littérature considérée comme un loisir

Rachilde accompagne, voire pressent la démocratisation de la lecture95, si bien que les qualités reconnues se décernent naturellement à l’aune de ces considérations où l’exigence littéraire est moindre. « Honnête livre », « roman paisible », « ouvrage vertueux mais de caractère curieux », « de jolis décors et de jolis scènes », « bien écrit » sont souvent les décrets qui qualifient le talent sans génie de ces romans d’adultères dont la postérité n’a pas retenu le nom des auteurs, mais qui ne suscitent aucune déception car ne font naître aucune attente. L’évolution est sensible, le revirement courageux, attendu que certains comptes rendus des premières années du siècle plaçaient en avant des critères d’appréciation le courage de l’auteur qui vogue à contre-courant d’une marée de démagogie, l’opiniâtreté de l’artiste fidèle à des engagements qui l’exposent à un possible éreintement de la critique ou à une réception médiocre, bref une production romanesque qui stimule l’intellect ou éveille les consciences plus qu’elle n’engage à déserter les sphères de la pensée ou de la responsabilité du lecteur.

Reste que cette candeur intacte voisine çà et là avec l’ironie qui naît de la satiété des stéréotypes : Rachilde voit par exemple clair dans le démêlage des scénarios de base96 qui placent, au centre du dispositif romanesque, l’enfant, victime propitiatoire sacrifiée sur l’autel de la moralité bourgeoise. Et le lecteur de saisir la portée du malentendu irréductible qui fonde toute la distance que tient Rachilde vis-à-vis de Zola, l’auteur d’Une Page d’amour… L’attention sensible et véritable à ce qu’elle appelle le « règne de l’enfance », qui éclate dans l’œuvre de Pergaud, par exemple, montre de manière éloquente ce dernier, et sans paradoxe, « dédaignant le roman facile, la lecture agréable »97.

Un autre aspect mérite de retenir notre attention dans cette attitude de sérénité que tient durablement l’auteur de La Tour d’amour, confronté au déferlement constant des lectures où la naïveté est parfois le manteau de l’intention morale. Quel intérêt trouvons-nous en effet à ces pages de Rachilde et à ces romans esquissés autre qu’en tant qu’ils nous révèlent peut-être chez le critique une nostalgique propension à se tourner vers son passé98, et qu’ils constituent l’instantané délicat mais fidèle du sentiment de cette dame traversant le siècle ? Sentiment où domine la permanence d’une morosité qui travaille l’auteur de manière souterraine, et qui affleure sensiblement en ces fin d’années (« Il y a des gens qui vous reprochent de ne pas être gais parce qu’ils veulent, eux, qui ne sont probablement pas gais non plus, qu’on les amuse. […] Est-ce que la vie est gaie ? »99).

Un roman d’aventures proprement écrit, comme c’est supérieur aux récits de tous les psychologues moralisateurs100.

100 — 16 IX 1909.

101 — Compte rendu de L’Équipe, 15 IV 1920, où Carco révèle « un souci foncier de morale », et de Nicolas Bergère de Tristan Bernard, 16 X 1911.

102 — 15 IX 1922.

Roman d’action et roman moral

Assez insolite a priori est le goût du roman édifiant, marqué chez Rachilde, si l’on applique ce titre aux œuvres destinées à, ou ayant pour effet de délivrer un message moral. Parfois traité sur le mode comique, parfois objet de dérision, l’exigence est néanmoins suffisamment souvent formulée pour qu’on ne s’y trompe pas. Que l’auteur de Monsieur Vénus porte au pinacle certain roman de Carco ou de Tristan Bernard101, en vertu de ce que la modernité de ces œuvres apporte de morale profonde, démasquant et rectifiant la prétendue morale, n’a rien pour étonner : une sincérité authentique qui dispense d’une superflue originalité des thèmes, l’humilité du propos romanesque face à des situations ou à des êtres simples, telles sont les qualités constitutives de cette force morale qu’elle se réjouit de trouver, encore en 1922, sous la plume de Jules Romains, qui vient de donner Lucienne102. Qu’elle marque et suive un penchant prononcé pour les récits dont le drame revêt, selon elle, une portée extra littéraire susceptible de permettre à leur lectorat de s’amender selon les règles d’une éthique mise en actes, surprend davantage. De l’honnêteté du roman mise en lumière, le propos en vient alors à glisser vers une promotion d’une sorte de sentimentalité moins satisfaisante…

On ne voit pas à travers un tempérament. Le tempérament ouvre ses propres yeux103.

La photographie d’après nature est décidément aussi invraisemblable que le naturalisme104.

103 — III 1900.

104 — V 1900.

105 — XI 1901.

106 — 16 II 1911.

107 — V 1900.

108 — 1 IX 1911.

109 — 16 IV 1919.

110 — Compte rendu de A. t’Serstevens, Sept parmi les hommes, 16 XI 1919.

111 — V 1900.

Pour une poétique romanesque ?

« Naturalisme de jadis », naturalisme de demain : la même école s’inscrit en filigrane des contestations et propositions de Rachilde en matière de poétique romanesque. Son goût pour l’Histoire s’exprime de fait en ces termes : pour un naturalisme « de jadis », contre les « naturalistes de jadis »105 : « […] où le naturaliste d’hier aurait photographié le fait ennuyeux, Charles-Henry Hirsch a peint, de main de maître, le fait curieux et c’est pour cela qu’il faut tout espérer du naturaliste de demain »106. La faussement indulgente Rachilde use volontiers de ces fausses confidences dont les chroniques sont amenées à remplir le rôle, pour esquisser les fragments d’une définition de l’œuvre selon ses vœux. La permanence de certaines composantes exprimées çà et là permet de déceler les grandes lignes d’une poétique du roman. Le détour de la critique, par le canal privilégié du procédé de la prétérition notamment, ramène le lecteur dans la voie de quelques exigences solides, à défaut d’être martelées.

À l’occasion, la critique de l’esthétique naturaliste croise l’exigence tout aussi forte, évoquée plus haut, celle de distraire par la lecture. Rachilde prophétise l’avènement d’un naturalisme nouveau, dont le didactisme jaillirait de la volonté de distraire. En définitive, Rachilde s’enorgueillit d’intenter au naturalisme un faux procès, puisque à ses yeux l’école zolienne pèche par ce qu’elle n’est pas, n’a jamais cherché à être, ne sera jamais. Aussi bien, ce courant ondoie entre un âge d’or révolu et la promesse d’un avenir brillant.

« H.G. Wells semble écrire pour des lecteurs futurs. Cela pourrait bien lui donner une éternité. Il écrit pour des gens instruits, non pour les instruire, mais pour les distraire ». Avide de singuliers instantanés d’un monde fictif, auteur de clichés sans modèles autres que ses capacités d’affabulation, Wells est écrivain d’un classicisme qui reste à définir et mène à son accomplissement le « roman naturaliste contemporain »107.

Dans la droite ligne de cette dialectique du motif — ou du ton — moral pointé plus haut, on trouve la vibration de l’émotion. « Et cependant, si nous étions francs, comme nous avouerions volontiers que ce que nous demandons d’abord à un livre c’est de nous tenir en suspens sur un précipice, ne fût-il que moral ! » confie-t-elle en rendant compte d’Isabelle, de Gide108.

L’une des autres constantes de l’appréciation repose sur le pouvoir suggestif de la fantaisie tirée dans le sens du rêve et de la féerie. Elle magnifie la force de vérité que détient la pure invention. Auprès de la magie romanesque du symbolisme de Régnier, et sur d’autres modes, les irréels paysages montmartrois dépeints par Francis Carco109, comblent le goût du départ vers les destinations inconnues que Rachilde sait entretenir durablement, et composent autant d’avatars des moyens pour s’immerger dans l’univers du mystérieux et, en définitive, s’éloigner du monde environnant, pour y trouver un ordre et une signification qu’ignore ou rate l’observation réaliste. On perçoit aisément que dans ce privilège du fantasme, il y a approfondissement du loisir superficiel identifié plus haut, en une ouverture des possibles qui sollicite la pensée : « […] je me permets de penser qu’on abuse un peu du roman romanesque pour ne rien dire du tout […] j’aime le livre qui me raconte autre chose que le fait divers. S’il n’est pas la vie elle-même, ruisselant sur les pages, je le préfère hermétique, donnant un grand mal à ouvrir, à pénétrer jusqu’à son sens le plus intime. Je ne comprends pas toujours, mais je crois que ce qui est caché peut se découvrir et qu’on y prend presque autant de plaisir qu’on y peine […] »110. Après avoir été évacué au profit du divertissement, la dimension sérieuse du savoir véhiculé par le roman exige à présent d’être dépassée, car défaillante quand il s’agit de donner acte d’un sens, qu’il soit celui d’épisodes d’une vie humaine, de la réalité d’un esprit des lieux, de la valeur d’une scène appartenant au passé… ou au futur. Rachilde, lectrice de H.G. Wells, voit en La Guerre des mondes le parangon de l’œuvre à venir : « On est dans la vie de demain dépouillée de toute théorie religieuse et de tous les préjugés connus »111.

En définitive, le spectre des attentes de Rachilde en matière romanesque, donc d’imaginaire, se déployant sur une fonction morale (l’action), une exigence d’émotion ou ludique (la sensibilité), une valeur cognitive enfin, par le canal du rêve et de la fantaisie (la pensée), loin de déboucher sur une manifestation d’incohérence, montre un panel remarquablement étendu de la réception plurielle que pratique le critique. Sa lecture s’effectue à plusieurs niveaux, singulièrement divers dans leurs manifestations, mais convergeant tous pour souligner le caractère extrêmement profus de la matrice imaginaire du roman.

112 — 16 VII 1913.

113 — Tout comme le compte rendu d’un autre roman fustigeant les excès de la pathologie neurasthénique et de sa reconnaissance médicale mettait accessoirement en exergue sa fréquentation de Nietzsche, le 1 X 1911 (à propos de P.A. Schayé, Journal de Cloud Barbant, neurasthénique).

114 — 1 XI 1911.

116 — Outre ces différentes hypothèses conciliables, il conviendrait de considérer tout bonnement le contexte culturel immédiat dont la presse se fait l’écho, et de s’aviser que la contestation des mandarins de l’ère de Charcot bat son plein dans les années 1905-1910. Un écrivain dont Rachilde connaît manifestement l’œuvre sans que l’on sache bien à quoi corresponde l’animosité ponctuelle qu’elle entretienne à son égard, Octave Mirbeau, mène en 1907, dans Le Matin une campagne de démystification dirigée vers les professeurs de facultés de médecine qui dit assez bien l’effroi du lectorat pour une science qui se coupe du quotidien.

117 — La Maison des hommes vivants, 16 II 1911.

118 — 15 IX 1920.

119 — Lire ainsi M. Sangnier, Le Val noir, 16 VIII 1919.

L’attrait pour le médical

Les années 1910 marquent un nouvel engouement chez le critique : à défaut de naître cette année, le goût pour la science et les romans qui se penchent sur cet espace et ce discours s’affermit, rendu sensible par la longue liste de certains comptes rendus. La livraison du 1 XII 1911 aligne ainsi sur un total de dix-sept chroniques pas moins de trois articles portant sur des ouvrages mettant en scène un savant, dépassé par l’audace de ses investigations (Ricciotto Canudo, Les Libérés, préfacé par Paul Adam) ; un médecin aliéniste pénétré de cette idée que la folie désigne un trop-plein de santé (André Beaunier, L’Homme qui a perdu son moi) ; enfin, un docteur en médecine, un cénacle de jeunes filles briguant le droit inédit de battre en brèche la puissance masculine (P. Duplessis de Pouzilhac : Les Vierges qui tuent). À cet intérêt renouvelé, quelles lumières apporter ? Les motifs les plus antipodaux sont à envisager : l’attrait de la nature et de l’anti-nature. Celui-là prend la forme de la lointaine et profonde tendance de Rachilde à s’attacher à toutes les formes de l’investigation rationnelle moderne, au premier chef scientifique et médicale (dans les mêmes colonnes, La Lignée des Castelreuse de Juan Peraez lui procure l’occasion de filer la métaphore évolutionniste appliquée à l’homme ; en 1913(112), L’Enfant chargé de chaines, de Mauriac, lui inspire un compte rendu perplexe, où le matériau nosologique n’est pas de trop pour prendre la mesure d’une littérature d’époque, que Rachilde réduit volontiers aux considérations d’un traité thérapeutique) dès lors qu’il peut offrir un matériau nouveau pour alimenter la veine créatrice ; à cet égard, faut-il comprendre dans le pressentiment de « l’importance de plus en plus grande que vont prendre, à une époque d’alcoolisme et de névroses générales, les études sur le cerveau humain dégénéré ou régénéré » que la modernité de Rachilde s’est d’ores et déjà ouverte aux débuts de ce jeune médecin viennois, Freud113 ? L’autre mobile la ramène aux marges de la science, où évoluent des apprentis sorciers, docteurs Faust parfois dépassés (François Léonard, Le Triomphe de l’homme114), médecins qui se piquent d’excès de zèle en certains domaines de la recherche, l’avènement du troisième sexe lui tenant singulièrement à cœur, notamment : il n’est pas inutile de rappeler ici l’exemple de la création littéraire de l’alchimiste Jarry, brassant mythes, épopées, explorations scientifiques, fondus en ce même creuset essentiel de la littérature115 ; celui qu’incarne J.-H. Rosny, dont la production romanesque fertile donne lieu à d’élogieux comptes rendus de la part de Rachilde, éblouie par la capacité visionnaire du romancier qui s’affranchit de l’étroitesse des bornes du présent pour explorer les marges de la préhistoire ou les incertitudes probables de l’avenir ; de Claude Farrère enfin, créateur de ce « conte effrayant […], curieux mélange de rêves d’un autre temps, d’accord avec les visions de la science de demain »116. Tout autrement prophétique, à son insu, sera le compte rendu de l’indéfinissable ouvrage de l’apprenti sorcier H. H. Ewers qui date de 1911, traduit en 1920 en français, Mandragore : « […] cette histoire… de la fécondation artificielle, idée essentiellement allemande, est fort intéressante […] Sans le grain de sable français […] on ne sait pas de quels monstres ces gens-là auraient pu accoucher »117. Cet attrait qui aimante la critique vers les sujets scientifiques ne semble pas un épiphénomène. Le goût de Rachilde pour la médecine se propagera en ondes de choc, continuant sur son erre118.

Les années 1920

Malgré qu’elle en ait, une ligne générale s’esquisse souvent dans la thématique, voire le sujet des œuvres commentées. La chroniqueuse sélectionne-t-elle peu ou prou, parmi le déferlement des romans soumis à son ardeur et à sa perspicacité de lectrice, ceux dont elle pressent qu’ils recèlent un motif, une inspiration, une tournure d’esprit susceptibles de susciter sa curiosité, pourquoi pas de stimuler sa propre veine créatrice ? C’est ce qu’on peut être tenté de croire à la lecture de certaines harmonies que créent tels rapprochements. Rachilde est critique éminemment réceptive à l’ambiance littéraire, ouverte qu’elle est aux nouvelles tendances impulsées par la génération des cadets. La chronique du 16 V 1919 enchaîne plusieurs comptes rendus d’ouvrages qui mettent en scène le cadre maritime (Au large par Louis Guichard ; Sous les mers par Gérard Bauer ; Le Maître du navire par Louis Chadourne ; Marraine jolie par H. Rougeyron). Le sentiment d’aversion que font naître les faux-semblants et les poncifs du récit maritime, la curiosité littéraire et humaine pour ce monde de l’océan un peu oublié par la vague réaliste et naturaliste pointent la sincérité de Rachilde. Pour l’auteur de La Tour d’amour (1899), peu de décors et de mondes romanesques font converger un tel faisceau d’intérêts propres à vivifier le roman nouveau, à l’aiguillonner vers des horizons où l’homme prend la mesure de l’immensité du conflit éternel qui l’oppose à la nature. L’élection de Filles de la pluie d’André Savignon, et de Le Peuple de la mer de Marc Elder par les académiciens Goncourt, respectivement en 1912 et 1913, témoignaient déjà de façon significative de ce regain d’engouement pour un espace océanique qui investit de plus en plus régulièrement l’univers romanesque.

119 — J. Romains, Donogoo Tonka, 15 III 1921.

120 — F. Jammes, Le Noël de nos enfants, 16 XII 1921.

121 — A. Machard, Les Cent gosses ; Le Syndicat des fessées, 15 VII 1920.

122 — G. Duhamel, Confession de Minuit, 15 I 1921.

123 — 15 IX 1922.

124 — Brest.

125 — 15 IX 1922.

126 — Plaisir du Japon par Ludovic Naudeau ; lire aussi Le Brasier par Lily Jean Javal.

127 — Le Goéland perdu par Cyprien Halgan.

Roman de l’enfance

Disséminé dans la production entière, l’attachement pour le monde de l’enfance qu’exalte Rachilde irradie notamment les comptes rendus des années 1920-1921. La pureté trahie par le monde adulte, l’irréductible singularité du génie (Toutoune et son amour et L’Âme aux trois visages, Lucie Delarue-Mardrus, 15 I 1920) qui puise sa source dans le terreau profond de l’âge tendre, la sensibilité native à cette force fondamentale du rire119, la nécessaire croyance en la candeur essentielle de l’enfant120, la justesse de restitution des émois et affects121 : autant de points d’ancrage de l’intérêt témoigné par celle qui n’a jamais véritablement abdiqué rien de son âme enfantine (Rachilde constituant un exemple, au double sens, de pervers polymorphe freudien).

Origine ou implication de son adhésion au monde romanesque de l’enfance, la réflexion sur l’innocence, sur les liens entre raison et sentiments, ramène la sensibilité de Rachilde à sa ligne de meilleure pente. Les années 1920 voient le retour en force des préoccupations « morales » qui, selon Rachilde, incombent au roman du premier vingtième. Les années 1910 donnaient libre cours à une jubilation à promouvoir ces auteurs amoraux ; la décennie suivante donne forme à ce qui ne s’inscrivait qu’en creux : ébaucher les contours d’une philosophie morale. Après le non, concevoir un oui. Est-ce à dire que de subversive la critique se laisse entacher par une forme de conformisme ? En outre, il semble qu’animée par cette quête d’une littérature qui se soucie d’entraîner à l’action, la problématique change de plan de réflexion, puisque les exigences du critique se déplacent en direction de l’intrigue même, dont l’honnêteté et l’aspect moral n’échappent plus à ses attentes : « Le moral est immoral selon les réflexes du tempérament »122. Derrière les termes de « sincérité du sujet », s’inscrivent en filigrane ceux de « sentimentalité », la notion de devoir rempli par les personnages ; non contente de supplanter la littérarité du texte, l’exigence morale fait de l’écrivain un professeur d’action : « […] je crois fermement que des écrivains de la valeur de Jules Romains peuvent atteindre au droit d’enseigner »123 — Jules Romains, dont Lucienne échoue de peu à emporter le Goncourt 1922, au bénéfice de Henri Béraud, (Le Vitriol de lune et Le Martyr de l’obèse, Albin Michel). Prolongement, avatar, ou contrecoup de sa profession de foi de désengagement politique, dont la correspondance avec Maurice Barrès s’est fait l’écho jusqu’en 1914(124) ? Toujours est-il que s’il faut un prince de la jeunesse, c’est en littérature et non en politique que l’influence de ce maître d’action doit se faire sentir. L’aura de ce guide spirituel, réaliste, et dont le pragmatisme s’alimente à la source de la douloureuse expérience de la première guerre mondiale, réside dans sa ressource d’écrire « une histoire simple, morale et bien dans la vie »125. La dialectique du vrai et du faux, la question de la vraisemblance, ont de longue date, en 1922, rempli l’espace laissé vacant par les interrogations esthétiques, les questions sur l’originalité d’une intrigue, les façons de voir le style la servir ; qu’en est-il de cette dimension morale remise au goût du jour ? La même chronique du 15 IX 1922 peut se lire à partir de ce fil conducteur de l’éthique, traversée qu’elle est par l’esquisse d’une réponse. Sur le plan des relations sociales, c’est par exemple « la part du respect humain », attendu qu’« [ê]tre trompé en apparence vaut peut-être mieux qu’être trahi sournoisement et tout à fait126 ; sur celui de l’écriture romanesque, c’est un ouvrage « sain et bien composé, sans fausse sentimentalité »127 ; il serait au moins excessif de faire de Rachilde l’inventeur de cette adhésion à l’action, non plus que de gommer les erreurs que peut dissimuler une telle adhésion. Dans la livraison du 15 III 1922, dans la rubrique de philosophie voisine de celle des romans, Georges Palante identifie comme une des « tendances de l’heure présente : la dépréciation du spéculatif au profit de l’homme d’action. — Thème facile et sûr de plaire au public ».