Alfred Jarry

Les Jours et les Nuits, roman d’un déserteur (Mercure)

Mercure de juillet 1897, page 143

Quatre grosses critiques, ce mois-ci. Grosses dans le format de Rachilde : Alfred Jarry, Les Jours et les Nuits, roman d’un déserteur ; Hugues Rebell, La Nichina, Mémoires inédits de Lerenzo Vendramin ; Léon Bloy, La Femme pauvre, épisode contemporain et André Gide, Les Nourritures Terrestres. Ces quatre romans sont parus au Mercure. Alfred Jarry était un ami du couple Rachilde-Alfred Vallette.
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Un délicat, un esprit très éclairé, saisissant merveilleusement les rapports mystérieux qui existent entre les choses et l’homme, les époques et le verbe — j’ai nommé Marcel Schwob — a dit d’Alfred Jarry : Il est un signe des temps ! Je me veux appuyer sur ce délicat, pour parler ici d’un étrange livre et d’un plus étrange écrivain. D’abord, osons rappeler Ubu Roi, la préface[1]. Des centaines de spectateurs amoncelés dans la funèbre salle de l’Œuvre, où plus que jamais fut faite la nuit, toute une genèse de malpropretés exquises fermentant, bleutée de la terreur concupiscente d’entendre enfin le mot de son énigme sociale, de voir son éternelle raison d’être luire sous le transpercement du rayon X, désaffublé une bonne fois de son X, et, chauffant à blanc la notoriété de l’auteur de cette spéciale solution du problème, toutes les haines rouges des vieux contre les jeunes, des jeunes contre les vieux, des jeunes contre les jeunes, tous les genres de sexes, nouvellement découverts, espérant s’érigera la faveur d’une aurore d’obscénités plus directes, les femmes, les pures impures, nimbées de tous les bandeaux, de toutes les gemmes, les femmes jolies, divine argile frémissante de volupté en l’attente du mot magique, de celui qui présida, vraisemblablement, à la création de leur argile, trop divinisée. Une salle comble, l’élite de l’humanité, du journalisme, venue pour ouïr cela comme les mouches d’or vont où vous savez. Puis, surgissant du rideau, un petit homme2 sombre aux gestes précis de pantin supérieurement organisé, lequel, dans un silence religieux, explique, du fond de ses yeux obscurément énormes, que « Pour l’action, qui va commencer, elle se passe en Pologne, c’est-à-dire nulle part ». Avant cette heureuse chute de phrase, il risqua bien d’intéressantes figures de géométrie théâtrale, mais elles n’allèrent pas jusqu’à se refléter sur le tableau noir de ses yeux. On n’entendit rien. Il s’éclipsa, l’air froid, un peu pressé de tirer les ficelles3, et la farce commença. Farce féroce, macabre, terrible, en ce qu’elle ne recélait aucune des gaietés connues, d’une grossièreté enfantine et sinistre, cris de hiboux dans des ruines, un tout à l’égout et tout à la trappe formidablement net, comme le discours d’un sergent de ville sur un noyé. Des traits presque géniaux ne portèrent point, et des idioties voulues ramassèrent le succès d’usage. Le mot, le fameux mot, sembla triste, parce que la pièce manquait d’amour. On siffla surtout le défaut de réelle saleté. On avait pensé que ce polichinelle d’Ubu fonctionnerait sexuellement. Ils réclamèrent une gigue. Ils firent danser l’acteur Gémier4, un grand artiste, sous leur propre masque de bourgeois émancipé, cruel. On siffla tant que Francis Vielé-Griffin, un poète amoureux quand même de toutes les manifestations de la vie, proféra : « On se croirait dans une forêt pleine d’oiseaux gazouillants. » Tous les princes de la critique pleuraient de joie. Ah ! ils la tenaient, la jeune école ! On siffla pour une saison, pour une année, pour l’éternité, et quand on cessa de siffler, il y eut un malaise général. On se sentit complice du crime, le remords d’avoir tous contribué à ce que fût enfin fixée une date de notre histoire. « Signe des temps ! » murmura Schowb, regardant d’un peu plus haut que les autres.

Alfred Jarry sortit de là sans étonnement. Ce nouveau jeune, palotin correct de la Providence, réintégra sa boite, ne se souciant non plus de cette affaire que d’une partie de quilles. Juif ou Belge, il aurait pu placer, le lendemain, de la copie à trois sous la ligne. Ni Juif, ni Belge, il fut, je pense, simplement maladroit. Or, il arriva, pour sa pénitence, que ce polichinelle d’Ubu se mit à marcher tout seul, il s’évada de sa boite, lui, se répandit en phrases quotidiennes, en clou de revue, en nouvelles à la main, en premier-Paris5, se glissa dans le meilleur monde, se délaya dans le fard et les parfums des littératures d’alcôve. Il enthousiasma Lorrain et fit rêver Mendès. Le mot eut accès partout, prit des ailes, Rochefort6 l’auréola d’un article politique, les dessinateurs Forain7 et Couturier le reproduisirent avec ou sans masque. Le type d’Ubu Roi devint légendaire. Il l’est encore et le restera… malgré l’auteur ! Maintenant, voyons le livre, les livres des Jours et des Nuits. Nulle vie, nulle image de la vie, aucune résonnance du tumulte de ses jeux de massacres ; des figures géométriques sèches et méticuleusement vertébrées en des planches de « métal noir », dirait Fernand Vandérem. Une subtile intensité du choc sourd des heures au cristal d’un cadran triste qui pleure le temps, de l’Odilon Redon8 transposé à la plume, toute la technique de l’obscène sans les passions. Une telle justesse des mots, une si étroite application de la forme, en certains endroits, que l’on a l’illusion du toucher sans éprouver la violence des mains, et, courant, sous l’observation minuscule relevée pour note unique de l’ensemble, une férocité froide, indifférente, qui va comme un vrillant outil d’acier. Chambrées d’amour, de caserne, d’hôpital, sont cylindriques et claires comme des bocaux remplis d’un fluide particulier, d’une essence dans laquelle on ne peut pas vivre, mais qui conserverait peut-être le mieux les simulacres de la vie embryonnaire, si l’opérateur n’outrait pas la dose. Le masque énorme de Monsieur Ubu se penche, à la très mince vitre d’un jour meilleur, bouchant tout espoir. En somme, le héros, Sengle, déserte beaucoup plus le possible que le régiment, et il se réfugie chez les bascbiscbins (assassins, selon l’ancienne étymologie) fauteurs de désordres et de rêves. Un brin d’uranisme était nécessaire pour expliquer la pudeur de Sengle. Au masque d’Ubu, grotesque et normal, se substitue celui du beau Valens, un miroir, absurde et gracieux dédoublement d’une sensibilité exaspérée ; seulement les masques se vengent toujours de ce qu’on leur inflige l’apparence de la vie, et celui de Valens tombe, un soir, sur le crâne de Sengle qu’il fêle en un premier attouchement décisif. Pour les journalistes et les femmes, très en dehors de la philosophie de ce volume, il y a la table des titres de chapitres qui compense, par la grossièreté des mots, l’absolue pureté des idées. Je les y renvoie tout en me demandant s’il est bien utile de dissimuler plusieurs fines belles choses sous une telle somptuosité de putréfaction.

  1. Ubu Roi, paru au Mercure au printemps 1896 (172 petites pages) ne comporte pas de préface. Il est dédié à Marcel Schwob. C’est peut-être ce que la distraite Rachilde voulait écrire.

  2. Alfred Jarry.

  3. Ubu Roi était à l’origine un spectacle de marionnettes.

  4. Firmin Gémier (Firmin Tonnerre, 1869-1933), comédien, metteur en scène et directeur de théâtre. Firmin Gémier débute au théâtre de l’Œuvre au côté de Lugné-Poe. Après avoir joué au Gymnase, dirigé le théâtre de la Renaissance il est devenu directeur du théâtre Antoine en 1906, poste qu’il conservera jusqu’en 1919.

  5. Les nouvelles à la main étaient des textes de trois à cinq lignes, plus ou moins humoristiques ou cancaniers destinés à combler les bas de colonnes des journaux. À l’inverse, le Premier Paris était le premier texte de une.

  6. Henri Rochefort (18 janvier 1831-1913), journaliste, auteur dramatique et virulent polémiste.

  7. Jean-Louis Forain (1852-1931), peintre, illustrateur et graveur, ami de Verlaine et de Rimbaud, avec qui il habita, rue Campagne-première en 1872. Certains de ses croquis de presse, mordants, sont encore d’actualité.

  8. Odilon Redon (1840-1916), peintre et graveur symboliste, parfois surnommé peintre du rêve.

Post-scriptum paru dans le Mercure de septembre 1897 page 525 :

Un journal de Bruxelles, Le Soir, relève, dans une de mes dernières chroniques, cette phrase, et daigne la croire désobligeante : « juif ou Belge, Il (M. Alfred Jarry) aurait pu placer, le lendemain, de la copie à trois sous la ligne. Ni juif ni Belge, il fut tout simplement maladroit… » Le fait de constater qu’un homme de lettres, juif ou Belge peut gagner de l’argent avec sa copie serait-il, en principe, une injure ? Je ne le crois pas.

N’est-ce pas plutôt que le journal bruxellois en question désire qu’on établisse une distinction entre les deux races ? Alors c’est le mot : juif qui, pour lui, demeure une injure ?...

L’amour en visites (Pierre Fort)

Mercure de juin 1898, pages 833-834

J’ai garde pour la fin, ce morceau de gingembre et je suis un peu effrayée en le servant à des lecteurs que mon métier me fait un devoir… de respecter. Cette fois, il ne s’agit pas de roucoulements de colombes amoureuses, en dépit du titre 1830, et il ne s’agit pas non plus de visites… de cérémonie. De quoi s’agit-il ; Mon Dieu, je n’en sais rien ! C’est un livre absurde, brutal et charmant. Marcel Schwob, qui s’y connaît, dit : délicieux ! L’auteur, avant eu déjà l’audace de nous jouer cette farce monstre, d’ailleurs géniale, d’Ubu-Roi, semble se plaire à nous mystifier et à nous plonger, tout vivants, en des réalités obscures dont on préférerait ne subir le contact qu’après sa mort[1]. Doué d’un talent scientifique très singulier, qui lui procure bien avant l’âge, l’expérience, la technicité des choses et des actes, lui permet d’aborder n’importe quel sujet avec la nette vision d’un homme mûr, tout le cynisme d’un blasé, Alfred Jarry a aussi la tendance vers la rosserie, la fourberie, la méchanceté inutile des gamins prodiges dont on dit qu’ils mourront jeunes parce qu’ils ont trop d’esprit. Pour mieux définir ce que je pense, j’ajouterai que l’auteur de l’Amour en visites n’a peut-être qu’un défaut, mais il l’a bien : il tue des hannetons à coup de revolver. Il croit que s’amuser domine la joie de dire juste et pour jouer à on ne sait quel jeu de décervelage (voir la chanson du même2), il prend, à pleines poignées, des cadavres de pauvres, vieilles femmes qu’il nous lance à la figure. Ce sont là jeux de prince. D’accord ! Mais il est souvent désagréable de recevoir des innocents dans l’œil, même si on consent à sourire de l’entrain littéraire qu’on a mis à vous les précipiter du haut de leur socle. Plus naïve, certes, que l’auteur des Jours et des nuits3 et de l’Amour en visites, peut-être moins experte en l’art de travestir la vérité, je veux dire : d’écrire, je continue à croire que l’indifférence est la dernière, la plus puissante forme de la haine et que rien n’est plus cruel que l’oubli.

Malheureusement, il nous sera difficile d’oublier Chez Manon. Chez Manette, Chez la Grande Dame, Chez la Petite Cousine, La Fiancée, La Peur et la Mort, Chez la Muse4, ce sont des haltes libertines qui ont tout l’attrait des oasis dans le désert. Au Paradis et Chez Mme Ubu, nous avons tellement la sensation d’être arrivés que nous y resterions de bon cœur, mais, la terreur domine et, pour le lecteur sans parti pris, on a l’effroi de sentir un original écrivain tenter par l’art diabolique de s’amuser et d’amuser les autres. Alfred Jarry a mieux à faire que cela. En attendant, le plus heureux est l’éditeur P. Fort[5] qui, grâce à cette perle de son catalogue, va être connu demain, sinon estimé !

1. Rachilde, qui était intime d’Alfred Jarry, n’imagine évidemment pas que sa mort va intervenir si vite, le premier novembre 1907, à 34 ans.

2. La Chanson du décervelage, paroles d’Alfred Jarry, musique de Claude Terrasse créée par Félix Jacotot, Mercure 1898.

Frontispice à l’eau-forte de Robert Daout pour l’édition du Cabinet du livre de 1927 de L’Amour en visites. Les autres illustrations sont vingt-deux bois originaux en deux couleurs, du même auteur

« Je fus pendant longtemps ouvrier ébéniste,
Dans la rue du Champ de Mars, de la paroisse de Toussaints.
Mon épouse exerçait la profession de modiste,

… Et nous n’avions jamais manqué de rien.
Quand le dimanche s’annonçait sans nuage,
Nous exhibions nos beaux accoutrements
Et nous allions voir le décervelage
Rue de l’Échaudé, passer un bon moment.

3. Alfred Jarry, Les Jours et les nuits, roman d’un déserteur, Mercure, mai 1897, 279 pages.
4. L’amour en visite est un recueil de onze nouvelles.
5, Pierre Fort, libraire-éditeur, 46 rue du Temple (de 1896 à 1901).

Rue de L’Échaudé-Saint-Germain se trouvait à l’époque le Mercure de France.