J.-H Rosny

Les Xipéhuz (Mercure)

Mercure d’août 1896 page 346

Je crois qu’on peut oser dire d’une œuvre qu’elle est géniale lorsqu’ayant été conçue en fiction romanesque elle donne au lecteur l’absolue sensation de la vérité scientifique. Tel est le cas, très rare dans la littérature contemporaine, des Xipéhuz de J.-H. Rosny. Jamais rapport fait à l’Académie sur une curieuse découverte de mastodonte, par un savant qui, d’aventure, serait spirituel, ne produira l’impression de choses vues que produit la lecture de ce petit roman préhistorique. C’est, translucide et vraiment belle d’une beauté de bijou à mettre sous vitrine, la plus extraordinaire des pierres polies. « Mille ans avant le massement civilisateur d’où surgirent plus tard Ninive, Babylone, Ecbatane, la tribu nomade de Pjehou avec ses ânes, ses chevaux, son bétail, traversait la forêt farouche de Kzour… » Et là elle rencontre les Formes ! Quoi, les formes ? Mon Dieu, une autre conception d’être qui n’est ni l’animal, ni l’homme, encore moins la plante ; des créatures en dehors des trois règnes, jusqu’à un certain point procédant des quatre éléments, dont les cadavres se condensant, se stratifiant, se transmuent en une espèce de minéral : « cristaux jaunâtres striés de filets bleus. » Et ces formes accroissent collectivement leurs forces destructives au fur et à mesure qu’elles détruisent partiellement l’homme ; elles étendent le cercle de leurs opérations, comme la chute d’un corps dans l’eau étend autour d’elle les cercles d’onde sans cesse s’élargissant. La suprématie de la race humaine est menacée ; encore quelques grandes batailles entre tribu de Xipéhuz et tribu de pauvres Nomades, ce sont peut-être les Xipéhuz qui domineront la Terre. Alors, apparaît le héros, un homme sage vivant à l’écart des autres batailleurs, déjà un philosophe. Il ouvre le compas de son intelligence, mesure, étudie ses ennemis et sauve la race humaine. Les Xipéhuz sont, pour ainsi dire, une sorte de représentation ibsénienne des puissances électriques animées en personnages, se mouvant, agissant avec des pensées mystérieuses qu’on peut arriver à déduire de leur geste, et cela dans un décor de fraîches forêts sombres où le héros dompteur sait, tout en fabriquant un arc solide, ne pas rester indifférent à la caresse d’un rayon d’étoile. L’imagination excessive de cette œuvre est contenue, refoulée, par les nettes sections d’un style froid, à la froideur brillante de l’instrument de précision. On rêve, en lisant ce petit ouvrage, si condensé, si pur de matière et d’âme, d’une particulière cristallisation littéraire qui le ferait proche du grand œuvre. Pas un de ses détails n’est laissé au hasard de la conception, et on sent que, sur vingt, ce détail fut choisi comme du bout de pinces délicates et placé à sa place, exactement. C’est une simple histoire qui a la simplicité du germe et porte, comme tout germe, l’embryon d’un nouveau monde. On a pu reprocher aux Rosny la fréquence de leurs expressions techniques, mais ici leur écriture s’en dépouille en une clarté d’eau glissante. Ils nous font voir une partie merveilleuse de la nature, nous procurant, pour cet ardu travail, les yeux naïfs d’un berger chaldéen. À la suite des Xipéhuz, les complétant, donnant leur pendant moderne, resplendit le Cataclysme : « Roge aigue dévorant étoiles et lunes », devant deux époux effarés qui se sentent peu à peu revenir aux temps maudits où la force régnait contre les forces. Dans ces temps reculés, un énorme bolide tomba sur le plateau des Tornadres ; il dort, sous la terre végétale, depuis des milliers d’années, prêt à manifester son origine céleste dès que se rapprochera de lui l’influence stellaire qui peut-être aida, jadis, à le précipiter. Et le cycle révolu de cette influence, il s’opère une lumineuse transformation de toute l’atmosphère du pays. En une nuit, arbres et plantes s’enflamment d’un incendie météorique sans « consumation ». Les animaux ont fui, les lois de la pesanteur sont perturbées, les objets d’argent verdoient ; les deux époux, l’un savant, plein de curiosité, l’autre douce femme superstitieuse, contemplent de leur fenêtre cette anticipée fin du monde jusqu’au moment où l’homme, ne se sentant plus peser sur le sol, a l’idée de se saisir de sa compagne pour ajouter à leur propre poids et se dérober ainsi tous les deux à l’action malfaisante du phénomène. Emportant son fardeau d’amour, il fuit, redevenu l’instinctif primordial. Dans la complication de l’acte de tendresse et de l’acte scientifique : l’homme se saisissant de sa femme pour la protéger et aussi rétablir les lois de l’équilibre, on retrouve toute la morale des Rosny, celle-là même qui régit Daniel Valgraive, le plus haut, certes, des romans moraux de notre époque littéraire. N’usant que du surnaturel de la nature, en formant une religion puissante et ne voulant de mystère divin que celui qui croit chaque jour avec le grain de blé, les Rosny ont mis dans l’art d’écrire une dignité vraiment sacerdotale. Ce sont, à la fois, les seuls naturalistes dignes de ce nom et les plus attachants conteurs mystiques, ceux qui ne se perdent point en des divagations d’occulte jonglerie, mais ceux qui s’efforcent de toucher aux plus secrètes fibres de la chair-avec des mains pures de médecin affectueux, et c’est pour cela que malgré l’austérité de leur langage ils devraient être répandus à profusion chez les ignorants, c’est-à-dire partout en France !

Les Profondeurs de Kyamo (Plon)

Mercure de septembre 1896 page 541

Les Profondeurs de Kyamo, nouvelles de J.-H. Rosny, sont le merveilleux Jules Verne à l’usage des hommes sages. L’on visite d’abord l’ancêtre, le grand Anthropoïde, et les cavernes peuplées de chauves-souris géantes toutes soyeusement blanches, grands-mères endormeuses et endormies ne pouvant plus se survivre qu’à humer le sang chaud de leurs petits-enfants, les savants téméraires. Puis, on assiste aux exploits des mâles sachant dompter ou se dompter, héros de village venus plus directement des premières races de belles brutes. Enfin les cerveaux puissants qui raisonnent, et la vie et la mort, s’épanouissent en se donnant tout entiers à la joie de revivre et d’aimer. Car il y a toujours, dans les œuvres de J.-H. Rosny, contes épars ou long roman, une chaîne logiquement construite pour en soutenir les moindres arguments, une chaîne invisible qui guide le lecteur oisif, en dehors de la distraction permise, l’amène à penser, malgré lui, et des Profondeurs de Kyamo nous remontons aux têtes de l’intelligence moderne.

Un Double Amour (Chailley)

Mercure de janvier 1897 page 198

Le Double Amour de Rosny est aussi un livre plein des piments charnels. Ces personnages compliqués qui attendent la mort d’une femme pour assurer leur bonheur de vivre sont bien effrayants. Un jeune homme aurait-il à la fois autant de cynisme et de raison que ce Gilbert doublement amoureux ? Je n’ose le croire, mais, dans l’indécision même de ces différentes mauvaises conduites, il y a peut-être toute l’humaine sagesse. Le père qui empêche sa fille de se marier par simple jalousie non étiquetée n’est-il pas de la famille des morticoles[1] ?… Ah ! ils vont bien, les romanciers moraux !

  1. Léon Daudet, Les Morticoles, Charpentier 1894, 358 pages.

Une rupture (Plon)

Mercure de janvier 1898 page 228

Subtilités et casuistique masculine. Détails charmants de peintre et abominable description d’un intérieur de conscience humaine. Cette œuvre est maléfique car elle empêchera des femmes de croire au bonheur et leur apprendra, triste consolation, que les hommes sont, quelquefois, aussi femme que nous.

Un autre monde (Plon)

Mercure de septembre 1898 page 813

À peine indiqué dans une nouvelle, cet autre monde aurait dû donner deux volumes bien remplis de détails curieux et le lecteur ne se serait pas plaint, car il aurait eu l’intuition d’une nouvelle atmosphère. L’auteur s’est arrêté, on ne devine pas pourquoi, beaucoup trop tôt. Le début même de ce conte scientifique faisait prévoir de plus amples développements. Un être naît doué de facultés exceptionnelles de vision, d’ouïe, d’élocution et de tact. Il aperçoit l’autre monde, non pas l’invisible surnaturel, mais le plus surnaturel invisible scientifique : les animaux protoplasmiques se mouvant dans l’air et rayonnant de couleurs inconnues… car pourquoi connaîtrions-nous toutes les couleurs? Avec un tel départ on devrait aller très loin sans lasser aucun lecteur, les ingénieuses explications des Rosny étant toujours assez claires pour intéresser les différentes classes de curieux. L’être bizarre finit prosaïquement par épouser une petite hystérique et il nous laisse brusquement, sur l’espérance qu’il a d’un enfant encore plus perfectionné que lui-même… nous sommes un peu déçus, d’autant que nous croyons savoir que l’auteur avait vu dans cet autre monde, jadis, le plan d’un très vaste ouvrage. De très jolies nouvelles autour de la première[1].

La nouvelle donnant son titre au recueil (mais qui arrive en quatrième ordre sur 26) est parue pour la première fois en ouverture de La Revue de Paris du premier septembre 1895, pages 3-36.

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  1. Cette première nouvelle a pour titre L’Âme caricaturale.

Les Âmes perdues (Fasquelle)

Mercure de mars 1899, pages 752-753

Qui se souvient des vaillants, des âmes anarchistes pauvres et solitaires sacrifiant leur humanité avec celle des autres au nom de leur cause, mourant de l’horreur qu’elles faisaient naître, victimes deux fois des inventeurs de poudre verte et d’espérances fausses ? L’Affaire (très exact verso de l’anarchie, c’est-à-dire l’anarchie des riches et des sociables) les a repoussés loin dans l’ombre, en a réellement déclaré les âmes à jamais perdues et inutiles. Voici que Rosny les rappelle à notre souvenir en une histoire triste comme l’obscurité même du dernier cahot. Deux hommes, deux cœurs également généreux, mais placés aux deux bouts de l’échelle sociale, rêvent de se consumer pour le bonheur des peuples, de faire ce qui leur sera permis de faire parmi les gens raisonnables, car, se dépouiller de sa fortune est presque aussi extravagant que lancer une bombe, et ils sont peu récompensés. L’un perd à ce jeu du renoncement une femme qui est une fleur de serre et ne veut pas partager la bise froide des aventures. L’autre se fait couper le cou pour ce seul crime d’avoir manqué une douzaine de parlementaires tout au plus bons à pendre comme tous nos parlementaires, qu’ils soient députés, juifs, ou socialistes. Ce roman est bien composé, net, précis, dit juste ce qu’il veut dire sans cesser d’être intéressant. Il n’a point souci de l’actualité mais plus de l’éternité. Il ne loue ni ne résume, il passe dans la vie et dit les choses qu’il aperçoit, bêtes libres ou gens prisonniers. Les vaillants qui sont morts sous le poids de la justice injuste n’étaient pas des innocents, c’étaient des surnaturels et ils sont autrement curieux que les officiers d’état-major coupables par métier et définition. Mais où sont les bombes d’antan, jadis protégées (ou surveillées) par les gras Bernard Lazare ! Les porteurs de vraies torches moururent et les gras Bernard Lazare éclairent toujours en leur qualité de gens éclairés.

L’Aiguille d’or (Colin)

Mercure de juin 1899, page 763

Un trésor est perdu pour toute une famille depuis des siècles. Il s’agit de le retrouver. Un jeune savant découvre une aiguille que la présence de l’or sous la terre aimante. Et l’on va se promener de péripéties en péripéties à travers le Transvaal ; des femmes, belles et héroïques, suivent leur fiancé. Des fiancés sauvent leurs amies des pires trépas. L’intelligence scientifique des auteurs fait de ce récit à la Gustave Aymard[1] une œuvre fort intéressante aux différents points de vue de l’industrie et des inventions modernes. Très honnête de tenue, cet ouvrage peut être mis dans les mains des jeunes filles, et cela double son intérêt.

  1. Gustave Aymard (1818-1883), aventurier auteur de romans d’aventures.

La Fauve (Éditions de La Revue blanche)

Mercure d’août 1899, page 497

Une actrice de grand talent, et jeune, s’éprend furieusement d’un mondain qui finit par la sacrifier à ses devoirs de fils de… famille. Belles pages de passion, mais on ne voit aucune fauve dans cette Samy concevant l’amour comme un sport cruel ; c’est une femme. Il est vrai qu’il en est peu, de vraies femmes amoureuses !

Le Roman d’un cycliste (Plon)

Mercure de décembre 1899, page 761

Je crois que rejoindre la femme aimée à cheval ou à bicyclette, cela n’a pas beaucoup plus d’importance pour l’intérêt d’un roman d’amour[1]. (On ne voit pas bien Éros tournoyant sur le monocycle de la Fortune !) La bicyclette est inélégante, puisqu’elle fait songer à l’armature d’une chose non terminée et puis elle est utile… comme une machine. Si elle dure elle aura raison du cœur, chose inutile, de la vue et des épines dorsales de tous les grands personnages du drame amour qui s’en servent. Elle en fait des êtres spéciaux, un peu gauches sur la terre et très fugaces ailleurs, par conséquent infidèles. Malgré la grâce de Mme d’Ombreuse, sa haute conception du devoir passionné, et la réelle valeur de Granvyl, j’ai fermé volontiers ce roman où l’on va utilement trop vite, pour aller relire, beaucoup plus lentement, Nell Horn2, qui date d’une époque où l’auteur voyait la vie moins sur fil de fer et bâtissait des œuvres vraiment plus solides.

  1. Ce roman reparaîtra avant-guerre, dans une impression identique sous le titre Les Amours d’un cycliste.

  2. Nell Horn de l’Armée du Salut (roman de mœurs londoniennes) est le premier roman de J. H. Rosny, paru en 1886 dans la « Nouvelle librairie parisienne » de E. Giraud et Cie, 18 rue Drouot (384 pages, mille exemplaires) et repris chez Paul Ollendorff en 1900. Nell Horn est une jeune ouvrière londonienne.

Ce roman est paru en feuilleton dans La Revue hebdomadaire d'avril à juin de cette année 1899.

La Charpente (éditions de la Revue blanche)

Mercure de juin 1900, page 761

Milieux bourgeois, industriels, et aristocratiques où l’on démontre que la passion de l’adultère est tout simplement une façon détournée de désirer des enfants.

Chaque fois qu’un homme ou un romancier a l’air de transformer un vice en vertu au nom d’une morale quelconque, cela m’amuse et je prends grand plaisir à ses manières d’apôtre. La société est mal charpentée, parce que ce sont en effet les mauvaises passions des hommes qui fondent les plus solides charpentes, mais sous les arbres des forêts vierges comme sous les toits des plus antiques maisons les mêmes préjugés existent. La religion catholique repose tout entière sur l’adultère, ce qui excuse des légions d’adultères.

Que si par hasard un homme invente une autre religion sociale pour nous prouver que, désirant une jeune fille au lieu et place de sa femme légitime, c’est dans le seul but de procréer un être innocent, il nous donnera envie de rire. C’est la morale de l’homme d’ériger ses passions en pure doctrine : la morale de la femme est d’en hausser les épaules et de rigoler au nom du seul plaisir, ce qui est rudement plus logique… et plus brave. À part ça la Charpente n’est pas un roman banal, loin de là… Mais que les gens de lettres sont donc pères de famille et rasoirs depuis quelque temps et que de fécondités[1] inutiles.

  1. À l’évidence, Rachilde n’a pas encore digéré le Fécondité d’Émile Zola.

Sous-titré Romans de mœurs.