Rudyard Kipling

Le Livre de la Jungle (Mercure)

Mercure de mars 1899 pages 750-751

Traduit de Louis Fabulet et Robert d’Humières. Ce roman est d’abord paru en feuilleton dans le bimensuel La Revue de Paris à la fin de l’année 1898.

L’auteur est un journaliste, grand-reporter anglais, qui, par métier d’abord, fit d’instructifs séjours dans les Indes et nota, ensuite, avec un art de conteur merveilleux, les originalités de quelques chants guerriers venus certainement des rites mystérieux des Brahmanes. Ces histoires, que l’on dirait écrites pour de simples cerveaux d’enfants, sont aussi belles que les premières légendes indoues et elles touchent au grand problème de l’intelligence humaine… naissant dans les différents degrés de conscience des animaux. La description du peuple des singes, braillard et absurde, toujours occupé à des parades inutiles (un peuple bien français en puissance), la danse colossale et d’une obscurité mécanique des éléphants surveillés par les yeux vifs du petit Toomaï, les racontars tout plein railleurs en dessous des bons soldats à quatre pieds de la reine sont de véritables tableaux vivants où ne manque même pas la parole des bêtes. Les traducteurs ont su respecter la façon brève du conteur qui semble mettre à jour des notes éparses mais avec la sûreté d’expression du témoin. Ce reporter anglais m’a l’air mieux qu’un littérateur, car il possède le secret d’être naturel et humain avant le convenu des phrases qui, chez nous, passe pour être de l’art. Le Livre de la Jungle est fort célèbre à Londres ; il a, par-dessus tous les succès, le don d’être sain et de pouvoir s’offrir à de très jeunes lecteurs. C’est qu’en Angleterre une œuvre de valeur est spécialement une œuvre d’éducation morale.

Ici, la marque de la puérilité d’un livre est qu’il soit fait pour les enfants. Or, on devrait bien répandre à profusion dans les écoles soucieuses de moralité non religieuse mais simplement philosophique ce livre où tous les animaux causent en hommes forts du temps de la Bible. Or, comment intéresser les petits garçons qui daignent lire (et ceux-là ne sont point des sots) sans leur parler du grand tigre dont ils rêvent toujours… jusqu’au matin néfaste où ils rencontrent, au coin d’un miroir, leur propre visage orné de leur première moustache, époque où ils s’occuperont seulement à étudier le fauve qui rôde en eux, à le dompter peut-être !…