Georges Eekhoud
Le Cycle patibulaire (Mercure)
Mercure de juillet 1896 pages 157-158
Merveilleux repas d’intellectuelles viandes rouges servies en des plats d’or tout rutilants de gemmes, repas pour les mâles, repas pour les forts et les volontaires puissants, pour les sains, oserais-je prétendre, c’est-à-dire pour ceux dont le robuste estomac ne craint ni les piments des enfers de Cayenne, ni les gingembres trop musqués des bouges orientaux, ce livre : Le Cycle Patibulaire, de Georges Eekhoud, est un beau livre. Je ne veux point misérablement m’inquiéter de savoir s’il est aussi bon que beau, et, si je ne le recommande pas aux très jeunes gens, qu’il intoxiquerait peut-être, tant est maladroite certaine compréhension des littératures charnelles, je crois que sa violence même est le plus sûr garant de sa parfaite moralité cérébrale. Tout ce qu’un cerveau humain bien portant conçoit est humain selon la nature, possible. Par cerveau humain bien portant, j’entends celui qui déduit les effets des causes avec logique, mais sans se préoccuper des préjugés sociaux, des lois faites par ceux qui sont intéressés à les mettre en vigueur. Les passions profondes qu’analyse l’auteur de la Nouvelle Carthage sont réprouvées par les législateurs modernes ; elles n’en n’ont pas moins leurs racines dans la terre, la bonne terre où l’on trouve pêle-mêle les pourritures, les amertumes, et les purs germes des fleurs. Jadis, elles étaient tolérées, anoblies, parce que, jadis, la terre était plus neuve, plus vierge, et que les pas pesants des législateurs intéressés n’avaient point encore trop foulé son libre sol. Chauffée toujours par les mêmes fumiers mystérieux des corps en décomposition, la terre d’aujourd’hui donne toujours les mêmes plantes rares aux curieuses floraisons éclatantes et empoisonnées, mais le philosophe qui vit à l’abri de sa seule sagesse sait bien, aujourd’hui comme jadis, qu’il n’y pas de poison dans la nature : il n’y a que des éléments chimiques. Voilà pourquoi, à respirer les émanations qui se dégagent des viandes rouges servies en les plats d’or tout rutilants de gemmes du Cycle Patibulaire, il ne convient pas d’éternuer comme une petite bourgeoise ou un imbécile ! De la normale et bestiale passion de l’homme pour l’animalité de la femme — Le Jardin — Georges Eekhoud va jusqu’à l’exagération morbide du Suicide par amour de la fin de son livre. En cette dernière phase des différents leurres sexuels, un homme se tue pour éviter de tomber dans le cas d’un érotisme anormal, ou mieux, parce que la silhouette d’un jeune pâtre, se découpant à l’horizon de ses rêves excessifs, lui a fourni tout à coup la réalisation cérébrale de toutes ses volontés d’amour. Le cycle est complet, et comme il tourne, dantesquement, en passant par toutes les démoniaques charités, du galérien pour le galérien, de la grande dame pour le voyou, du penseur pour celui qui ne sait pas, il est idéalement parfait. Ce ne sont pas des histoires au hasard contées par un littérateur démangé de faire énorme et scandaleux, c’est, dans un cercle de passions anormales mais sincères, l’évolution très exactement démontrée de l’amour universel. Cette démonstration peut mener loin ? Pas plus loin, je vous assure, que n’importe quel amour partiel et très ordinaire, en admettant, cependant, que cet amour soit de la passion au lieu de la grimace de la passion. L’amour digne de ce nom, c’est tous les amours en un seul, anormaux comme normaux, et Jésus-Christ, s’il a réellement aimé le monde, du haut de son spécial gibet où les douleurs physiques divinement ressenties, pouvaient lui procurer un avant-goût du sadisme, a dû l’aimer, et comme on aime une maîtresse et comme on aime un amant. Il suffira de lire attentivement le Moulin-Horloge du Cycle Patibulaire pour comprendre dans quel esprit de justice je me permets de hisser la signature de Georges Eekhoud jusqu’à l’ombre de la croix.
Mes communions (Mercure)
Mercure de décembre 1897 pages 887-888
On a blâmé la passionnée violence avec laquelle Eekhoud semble parler d’un amour dit contre-nature dans ses narrations féroces où la tuerie et la révolte dominent toujours et où il faudrait, si l’on était juste, voir bien plus la révolte et la sensation des prochaines tueries que de l’amour… vicieux. Eekhoud est un anarchiste. Je crois qu’il ne le sait pas. Je l’espère même. Je n’ai pas à chercher une excuse à un homme de génie, mais j’aurais une réelle joie à montrer aux lecteurs de cet homme qu’il est loin d’une vile préoccupation charnelle quand il écrit : Une mauvaise rencontre[1]. Son prince de Mauxgrave, c’est la folie de la promiscuité poussée jusqu’au crime, c’est la perversion du dandysme des riches contaminant les classes pauvres en les appelant à des élections et des sélections qu’ils ne peuvent comprendre que sensuellement, c’est l’éternelle mésalliance des incomplètes aumônes avec les vagues et enfantins désirs des éternels enfants qui sont les déshérités des sociétés pourries. On se touche. On ne se pénètre pas. Et des irréalisations de ces rêves de toutes les unions malsaines, de ces inégaux transports qui versent des âmes d’affamés dans les âmes des repus, surgit la bombe. On ne l’attendait pas de là, c’est de là qu’elle vient pourtant. Elle reviendra toujours. Eekhoud a l’amour du pauvre et du maudit jusqu’au paroxysme. Il aime les monstres parce qu’il a compris que la majorité, qui est la bourgeoisie, le bon milieu, désire les écraser sous toutes ses forces réunies sous la massue de la morale ; il est immoral parce qu’il n’y a plus d’autre moyen de se faire entendre des malheureux qui ne veulent plus ni religion, ni justice, ni fades tendresses de ceux-là même préposés à leur abrutissement, j’ai nommé : le prêtre, les avocats et les femmes de bien. Dans sa merveilleuse fougue d’apôtre, Eekhoud va aussi loin que l’impossible. Il prend le misérable à pleins bras et le baise à la bouche. Il paraît qu’on l’en blâme ? Que ne blâmait-on le Christ lorsqu’il faisait ses paraboles dont beaucoup ne furent que littérature de très ardent poète ! « … Pour m’approcher de la cène anarchiste j’attends le baptême de l’interdit2 ! » s’écrie l’auteur des Communions, et c’est à une prostituée de très basse origine qu’il adresse cette ferveur, car nous ne serons jamais assez les fervents de l’immonde et de la désolée, nous qui la poussons chaque jour aux abîmes en ayant l’air de la tolérer comme nous tolérons son oppresseur.
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« Une mauvaise rencontre » est le treizième récit (sur quinze) de Mes communions.
« Chardonnerette », page 249.