Herbert George Wells

La Machine à explorer le temps (Mercure)

Mercure de février 1899 pages 464-466

Traduction par Henry Durand-Davray (1873-1944)
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Je laisse à d’autres plus savants, ou plus ingénieux, le soin d’expliquer ce que pourrait être une semblable machine, techniquement parlant. (L’auteur lui-même ayant la jolie pudeur… scientifique de glisser très légèrement dessus !…) Je me borne à imaginer le Temps, cette image mobile de l’immobile éternité, comme un simple parchemin à moitié déroulé. La partie découverte, où nous lisons, en des caractères déjà confus et avec pas mal de fil à tordre, des récits qui nous paraissent naïfs, serait le passé ; la ligne extrême située entre eux et la partie non déroulée où se détachent les derniers mots des manuscrits connus, en beaucoup plus noir, beaucoup plus rouge, surtout beaucoup plus gros, à nos yeux égoïstes, serait le présent, et il reste… le rouleau fermé, l’autre moitié à lire plus tard, l’avenir enfin. De ce que la première partie du manuscrit est écrite en telle langue se servant de telles métaphores et y employant de telles encres, on peut certainement déduire les caractères, les fioritures et les nuances d’encre de la partie non déroulée. Il est certain aussi, pour quelques esprits amateurs d’arts calligraphiques, que l’histoire entière doit être de la même main, à voir le retour persistant des mêmes phrases, noires ou brutales, des mêmes métaphores, un peu ridicules, et de la même et très précise bourgeoisie des capitales ornées ! Avec un brin d’orgueil, ou, seulement, ce bon sens de demain qui s’appelle l’audace, il est facile d’explorer ce rouleau encore hermétique ; de déductions en déductions, on peut reconstituer tout le roman de la terre et lui donner un dénouement, sinon moral, du moins banal, qui est de devenir semblable… à l’autre moitié de la lune, celle que nous ne voyons pas, mais qui doit être la sœur jumelle de celle tournée vers nous. Maintenant il y a des théories sur la quatrième dimension… moi, je préfère les deux fleurs trouvées dans les poches du savant retour de l’avenir… Je sais tellement que la quatrième dimension tiendra toujours entre ces deux fleurs-là ! Monsieur Wells possède une puissance d’évocation très étonnante, car il sait demeurer simple et clair dans les situations les plus extraordinaires. Il va dans le monde des Morlocks, petits êtres point sociables, avec une boîte d’allumettes dans sa poche : lorsque du feu peut prendre on n’est jamais seul. Nouveau Prométhée, il leur apporte le souvenir de l’ancien monde : gardien des foyers et des castes. Les Eloïs, tas de jolis petits imbéciles, tout ce qui reste du socialisme — car, après l’égalité des salaires, des loyers, des sexes et la grande communion de toutes les intelligences, on a fini par crever d’ennui au milieu d’un bonheur sans égal — les Eloïs n’ont pas même peur des allumettes, et comme les enfants sages ils en suceraient le bout avec religiosité si on les laissait faire. Ironie de toute destinée paisible, ces Eloïs, jouant avec les fleurs, heureux, bons, végétariens, pourquoi pas herbivores ? — sont mangés par les Morlocks, les vampires sous-terriens, conservateurs des machines au détriment des vies humaines. On devine que l’auteur n’a pas un très grand respect du… communisme et, en ayant constaté les singuliers résultats, il remonte sur sa bicyclette en cristal de roche pour aller plus loin, jusqu’aux extrêmes limites du rouleau, où il trouve on ne voit plus bien quel monstre rond, visqueux, moitié crabe moitié la tête d’un homme sortant d’un Marais pestilentiel d’Odilon Redon. C’est le dénouement. La terre a fini de créer de la vie, elle va devenir l’astre infécond qui roule sans même amasser un peu de mousse verte sur les derniers rochers de son squelette. Et notre auteur de faire vivement machine en arrière, histoire de se retrouver intact et bien portant dans son cabinet de travail. Quelques jours après les millions d’années ainsi vécues, pris de la nostalgie du passé, l’explorateur du Temps s’en va aux premiers âges du monde et… ne revient plus. Quand on a fini, faut pas recommencer (ceci pour la morale). Ce roman de H. G. Wells eut un grand succès en Angleterre, et traduit chez nous, je crois qu’il plaira universellement, car il est d’une lecture très attachante et allumeuse de pensée, chose rare dans une fiction. La donnée scientifique est si bien indiquée que son développement tentera les cerveaux curieux de mathématiques. Il serait peut-être d’une critique judicieuse de demander à M. Wells pourquoi il se meut, au long du temps immuablement projeté de toute éternité, en y introduisant des éléments étrangers à sa fatalité comme l’incendie d’une forêt chez les Eloïs, la destruction de plusieurs petits morlocks avant la lettre, et pourquoi il ne donne pas le portrait en pied de sa locomotive cérébrale. Mais ce sont là vétilles en présence de la belle somme de talent dépensée dans ce livre à la fois si philosophique et si spirituel. Rendons grâce à Henry Davray d’avoir été puiser au fond de la fière Tamise ce bol d’eau, chimiquement pure, correctement distillée par lui.

La Guerre des mondes (Mercure)

Mercure de mai 1900, pages 475-476

Ce roman est paru pour la première fois en France dans les numéros de décembre 1899 à mars 1900 du Mercure de France, sans une traduction d’ Henry Durand-Davray encore éditée de nos jours.
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Il n’est pas nécessaire de faire ici l’éloge de cet ouvrage que tous les lecteurs du Mercure connaissent et bien d’autres, à présent, ce roman étant un actuel succès de librairie. Je voudrais dire quelques mots au sujet de la façon toute particulière dont l’auteur voit et fait voir les mouvements de foule. H. G. Wells n’a pas d’intrigue, pas de personnage et pas de trame, au moins apparente, dans ses étranges romans d’aventures scientifiques, et c’est pour cela qu’il est bien supérieur à Jules Verne, lequel Jules Verne serait génial, s’il n’écrivait pas pour des Français. H. G. Wells semble écrire pour des lecteurs futurs. Cela pourrait peut-être bien lui donner une éternité. Il écrit pour des gens instruits, non pour les instruire, mais pour les distraire, ce qui est plus difficile, et c’est selon cette méthode que ses foules évoluent comme des armées d’atomes ou de microbes destinées à changer la face du globe en se précipitant soit par peur soit par raisonnement de tel ou tel côté de ce même globe. Son œuvre pourrait se décomposer en deux parties : la ou les matières et la raison qu’ont de se mouvoir la ou les matières. En bon chimiste il précipite par des accidents ou des acides, mais presque jamais par des passions. Le morceau de la panique de Londres devant les Marsiens est une des belles pages de tout le roman naturaliste contemporain. C’est aussi vivant que possible et il n’y a rien de romanesque. On est dans la vie de demain dépouillée de toute théorie religieuse et de tous les préjugés connus. Le symbole du Marsien mort tué par les microbes et dont la carapace, la machine, plus vivante que lui-même, continue à pousser des clameurs donne vraiment toute la mesure de ce que pourront des cerveaux de romanciers puissants une fois débarrassés du roman et ne limitant plus que l’animalité, foule ou individu, par le raisonnement. Il n’est pas besoin d’être anglais pour comprendre et aimer les œuvres de Wells, il suffit de se sentir le citoyen d’une pauvre petite planète et d’élargir un peu… nos fenêtres. Car les horizons sont toujours vastes, mais nos fenêtres sont toujours trop petites. La Guerre des mondes est traduite par Henry Davray, qui nous promet l’Île du docteur Moreau… si nous sommes bien sages