Rachilde

Les hors nature — mœurs contemporaines, (Mercure de France)

Mercure d’avril 1897 page 147

Les hors nature (mœurs contemporaines), viennent de paraître à la librairie du Mercure de France et sont de Rachilde.

P. S. — Ce qui me dispense d’en parler !…

« Il se passe des choses graves dans le roman »

Mercure de septembre 1897 page 520

Dans cette introduction, Rachilde s’inquiète — disons observe — une sorte de précipitation, de multiplication des actions entremêlées du roman contemporain, une sorte de trépidation..

L’intitulé de la rubrique de Rachilde a changé et passe, ce mois-ci de Roman à Les Romans

Il se passe des choses graves dans le roman. Ce que je veux appeler l’unité de lieu, pour être polie, tend à disparaître. Les romanciers ne se contentent plus d’un amour, d’une femme, d’un adultère. Tout se double, se triple, et l’intrigue prend de quadruples paires de jambes, absolument comme dans les figures, se reproduisant du même pas, des corps de ballet. Quand, très par hasard, on feuillette un livre nouveau, en chemin de fer ou en bateau à vapeur, on pense que la trépidation excitante des chaudières vous donne la berlue ou que le niveau de la morale baisse (occupation éternelle du dit niveau !) mais lorsqu’on lit une foule de volumes les uns après les autres, souvent tous à la fois, on a une inquiétante vision de la fameuse note dominante. C’est terrible. Les uns, avec du talent, et les autres, tout seuls, s’en vont vers le même désir d’étonner le lecteur et ils arrivent à un même résultat, qui est de l’habituer au fortes doses, de l’intoxiquer de telle façon qu’il n’y aura bientôt plus moyen de lui parler d’une passion simple, violente ou non. Je crois qu’il y a la Passion et que c’est très suffisant d’en étudier une facette durant sa vie d’artiste, mais je ne sais pas bien ce que l’on gagne à doubler ou tripler les personnages du rôle principal et à leur faire exécuter d’identiques bonds et d’identiques saluts. Ceci dit pour l’unité de lieu en amour qui est un cœur ou un sexe. Maintenant à propos de la morale des romanciers qui désirent qu’on les prenne pour des moralistes sincères, cela nous indique une fâcheuse tendance à l’impuissance humaine sinon à l’impuissance littéraire. Je m’explique, bien que ce soit difficile et délicat : quand un homme ou une femme, en dehors du vice ou des névroses classables, cherche la réalisation de l’amour dans des amours, médicalement parlant c’est un faible. Il n’y a pas plus faible et plus lâche qu’une cervelle de pacha. Presque tous les véritables forts de l’humanité eurent une passion, en des passions successives, mais ils n’aimèrent jamais, d’amour au moins, plusieurs personnes à la fois. Il y a des vicieux qui ont un amour et ils le respectent parce que c’est leur seule manière d’être absolus. On ne peut pas se fournir d’absolu chez trente ou trois fournisseurs. Il n’y en a qu’un, et la passion, ça ne se divise pas comme la galette en petites parts semblablement enveloppées de papier de soie. Or, nous sommes, dans le roman du jour, à une époque de Trinités amoureuses. Je crois que c’est grave parce que cela indique la fécondité regrettable du romancier et peut-être l’impuissance ou l’incontinence, si vous préférez, de l’homme, étant donné que le cerveau des littérateurs reflète les mœurs. (C’est leur accorder beaucoup d’importance, me direz-vous !)

« Édition et publicité »

Mercure d’octobre 1898 pages 199-201

Comme dans le numéro de septembre 1897, Rachilde ouvre sa chronique par ce texte :

Les éditeurs sont aux auteurs ce que sont tes rabatteurs aux chasseurs ; ils doivent secouer les buissons pour mettre le gibier en mouvement, c’est-à-dire faire descendre, poil ou plume, le lecteur sur le livre ouvert… Maintenant, si on se sert d’hommes au lieu de chiens, c’est qu’on espère mieux de leur intelligence, et qu’en outre on préfère une chasse plus silencieuse aux grands coups de gueule des limiers ordinaires. Malheureusement, la condition d’éditeur semble s’entacher de crétinisme, malgré les nombreuses écoles faites, hélas, de père en fils, chez ces secoueurs de branches mortes. Ils ne se contentent guère d’être des hommes, il leur faut aussi donner, à tort et à travers, des coups de gueule dignes de roquets pris de vertige. Ils ont donc inventé quelque chose… Je vous l’offre en cent et en mille… vous ne trouverez point ! Ils ont inventé d’empêcher de lire le livre. Mon Dieu, oui. Cela, tout simplement. Ils savent, par expérience, qu’il se publie trop, beaucoup trop de volumes, et que les pauvres diables chargés du compte rendu, hebdomadaire ou mensuel, de ces volumes ont une peine infinie à les lire tous à la queue leu-leu. C’est déjà, la lecture suivie de tous les ouvrages, comme qui dirait celle du feuilleton du Petit Journal. On laisse Gontran avec Arabelle, et le lendemain on le retrouve avec Georgette pour le surlendemain le surprendre en flagrant délit avec la comtesse Irma. Entre temps, passe la vie : naissance, études, enterrement, musique, mariage, poésie, divorce (ceci pour les livres naturistes, réalistes, ou naturalistes), puis revient la série « romans » : Gontran trompe Arabelle, viole Georgette et poignarde la comtesse Irma. Ça change peut-être bien de style, mais au fond, le feuilleton est toujours le même… et la vie donc ? les volumes de valeur : naissance, études, enterrement, musique, mariage, etc., etc… Cela vous fait une telle salade russe dans l’âme que l’on ne sait plus si on existe ou si on coupe du papier ! Agréable métier dans lequel on apprend peu de nouveaux noms propres, mais tout de même l’horreur de la littérature ! Eh bien, Messieurs les éditeurs ont découvert le moyen d’embrouiller encore les chapitres. Ils ont découvert la réclame intercalée dans les pages. Les premiers temps ils furent modestes et ne parlèrent que de romans, insinuant, par de fréquentes prières d’insérer, que celui que vous étiez en train de lire était sans doute moins bon que celui qu’ils annonçaient, puisqu’ils tenaient à interrompre votre lecture par l’éloge de l’autre. Peu à peu leurs prétentions d’industriels faisant toujours un commerce différent du commerce pour lequel ils paient patente s’accentuèrent et ils glissèrent, le long de leur in-dix-huit, des images… aussi peu que possible en rapport avec le texte. Vous n’êtes plus obligé de couper nerveusement du papier, il faut, non moins nerveusement, froisser des réclames de marchands de carton-pierre en carton-pierre (ce qui est un travail douloureux) envoyer au diable des horse-guards peints en rouge sur fond bleu (traversée maritime en 60 minutes), développer tout un catalogue de saison thermale (petits trous pas cher), et enfin, parcourir, malgré votre scrupuleuse attention, une série de prospectus alternant avec la série des protestations amoureuses du héros de l’histoire. Moi, je n’y tiens plus et je me mets sérieusement à rager. Non seulement c’est du temps de perdu, mais c’est aussi de la réclame allant contre son but et il n’est pas difficile de le prouver. Quand, par hasard, un bouquin est intéressant, on le lit vite, quitte à revenir sur certains paragraphes plus tard, or, toutes ces petites feuilles agaçantes nous sollicitent les doigts ; on les déchire, on les tirebouchonne, on les jette, le pire, on les laisse où elles sont pour marquer l’endroit, et si elles ont la solidité d’une carte de visite, c’est bien le p.p.c. traditionnel en ce qui les concerne personnellement. Il faut songer que le lecteur ne lit jamais deux littératures distinctes à la fois et que sauf en un roman de M. Rod où, au moment choisi par le pasteur Naudié pour s’absenter, j’ai rencontré cette phrase sur papier saumon : billets de famille à prix réduits délivrés pour ville d’eaux, je n’ai jamais bien senti la nécessité d’ajouter au charme d’un voyage romanesque le prix réduit de ses places. Je vous dis que c’est intolérable ! Cela ne donne que l’envie de rester chez soi sans même ouvrir un livre neuf. Et que de piètres imaginations ? Pourquoi ne pas imprimer leurs satanées annonces sur de petits cartons en forme de couteaux ? Dans les trains cela servirait peut-être au volume qu’on dépècerait avec ! Mais point. Ce sont des pages ajoutées aux autres pages, elles sont souvent moins sales que celles du roman, seulement elles tiennent furieusement de la place. À quand la réclame dans le texte ?

  1. Édouard Rod : Le Ménage du pasteur Naudié (Fasquelle) est le premier roman chroniqué de ce numéro d’octobre 1898.

La Tour d’amour (Mercure)

Mercure de juin 1899, pages 760-762

Rachilde ouvre sa chronique par ce texte. Pour une étude bien documentée du roman.

Voici le vingt-deux ou vingt-troisième volume d’un auteur qui s’efforce, depuis qu’il est au monde des lettres, de ne pas écrire toujours la même histoire. Cela, simplement. Ce petit travail d’imagination nous paraît un devoir vis-à-vis de sa conscience d’artiste et une loyauté vis-à-vis du lecteur, mais il est beaucoup plus pénible qu’on le pense généralement, car on est souvent tenté, par la raison, de produire, comme les autres, de bons livres très ordinaires. Sans difficulté, pour les gens possédant bien leur métier, des œuvres se présentent sous la plume, dont la portée humaine demeure dans la trajectoire du convenu social. On les peut embellir de telles pensées de philosophie courante qui vous excusent, vraiment, de faire banal. Un grand nombre d’écrivains doivent leur célébrité à ce jeu de style soutenu à la hauteur d’une cervelle vulgaire. S’ils n’intéressent point les esprits curieux (voire eux-mêmes), ils satisfont lâchement au premier besoin de la masse des lecteurs, qui est de retrouver sur les pages d’un livre les personnages avec lesquels ils s’embêtent journellement : leur belle-mère, leur mari, leur femme, leurs amants, leurs amis, leurs égaux, leurs inférieurs et les sergents de ville. Il faut cependant avoir le courage d’avouer que l’étude de mœurs qui comporte nos mœurs est, littérairement parlant, un leurre abominable. Je ne crois pas au rêve de l’humanité dans son humanité et je ne vois rien d’éternel dans une photographie. La meilleure preuve, c’est que ces humains soucieux d’entendre le langage de la réalité s’emballent presque toujours à l’audition des légendes les plus absurdes, et, pourvu que le poète ne leur parle point en vers, ils l’écoulent avec les joies enfantines d’hommes ayant peur de choses pas dangereuses. On fera marcher les peuples pour le mystère, mais on immobilise des consciences devant la reproduction trop fidèle de leurs vices ou de leurs vertus. Chaque fois qu’un monsieur est en face de son crime journalier, il se dit : Ce n’est que ça ? Et il recommence (surtout les femmes). J’estime que le principal devoir du romancier est de leur montrer de temps en temps l’autre face de la vie : le surnaturel qu’il y a dans les choses simples ou le symbole inclus dans d’inexplicables actes. Il y a du désespoir au fond de la joie. Il y a de la joie au fond de la douleur. Tous les excès apparents vous mènent à une philosophie cachée supérieure aux morales religieuses ou aux préjugés sociaux. Pourquoi stationner dans le bien comme dans le mal ? II faut reculer jusqu’au berceau ou franchir les limites de la mort. En essayant d’écrire quelques livres mystérieux, toujours de langage simple et de création vivante, Rachilde n’a pas la prétention de faire œuvre de symboliste ni de poète contant une légende, il désire intéresser des gens à une histoire ne ressemblant pas à l’histoire quotidienne, d’où peut sortir, par la force même de l’exaltation des images, un cri humain en dehors des vagissements ordinaires de l’humanité actuelle qui sont : manger, boire, gagner de l’argent, etc.

Rachilde passe, à juste titre, pour un romancier immoral, parce qu’il ne possède ni religion reconnue d’utilité publique, ni sentimentalité mondaine, et qu’il s’attendrit assez peu sur les misères normales : la faim, la soif, la pauvreté. On ne le recommande point dans les familles, et ses meilleurs confrères de lettres ont l’habitude de le mépriser avec une certaine déférence pour son réel talent. « Mais qu’est-ce que ça prouve, Monsieur ? » Par ces temps d’ambitions ingénues, d’adoration du veau d’or journaliste, et d’orgueils vraiment maladifs, ces temps de vaniteux égoïsme où l’on voit des gosses de dix-neuf ans se fâcher quand on ne leur accorde pas les palmes du génie, ou celles du martyre victime des pires conspirations de la presse, il demeure à cet auteur le don de travailler aussi joyeusement et aussi sincèrement dans le silence qu’il travaillait, jadis, dans le bruit des injures et le tumulte des boulevards. Tour d’ivoire ! Tour d’amour ! Phare de l’ombre ! où les divines voluptés cérébrales, plus hautes que n’importe quelles récompenses, font la lumière sur la route que doit suivre l’esprit…

La Tour d’Amour, le roman, est l’histoire de deux pauvres hommes enfermés par leur métier de bons gardiens dans un phare. De pâles figures de femmes et de sirènes glissent le long de la mer enflée de leurs désirs d’impossible. Ces deux hommes sont très braves, très lâches, très tendres ou très cruels, selon que souffle le vent de leurs passions. Je crois que ce livre est curieux. Rien de plus, rien de moins. Et qu’il aille à l’oubli si c’est son destin ! L’auteur eut, en l’écrivant, le plaisir un peu farouche de vaincre une difficulté ! Cela lui suffit comme réalisation de gloire intime, la seule valable.

La Jongleuse (Mercure)

Mercure de mars 1900, page 769

  1. Dans Fin de Siècle, « journal littéraire illustré paraissant le jeudi et le dimanche », Bouguenais écrit : « Ses livres sont presque chastes, car c’est à peine si on s’y lie une fois, vers le dénouement… »

Il me serait difficile de déclarer ici d’une façon précise ce que contient le livre eu question. J’ai l’excellente habitude de ne jamais rien penser de mes livres avant de connaître l’opinion de mes meilleurs camarades. Je reçois, au sujet de ce dernier roman, une série de petits compliments, moitié miel, moitié vinaigre, qui ne me renseignent pas du tout. Les uns s’imaginent me flatter en déclarant mon livre « d’une obscénité révoltante », et les autres essayent de me faire plaisir en le trouvant « déplorablement chaste[1] ». Côté des femmes, il y en a qui se fâchent parce que je n’explique pas pourquoi « le Monsieur n’a pas violé la Dame dès la première entrevue ». Côté des hommes, le livre est complètement raté parce que la jongleuse, au lieu de mourir comme une bête qu’on égorge, n’avait qu’à filer pour la Martinique avec son cocher. Pour consolation il me reste le mot d’un grand poète qui m’accorde le don d’étrangeté, uni à celui d’un intérêt continu. Au fond, je demeure très vexée de n’avoir pas trouvé la fin de la jongleuse filant avec son cocher au pays du rhum. Ça, c’était deux mille volumes de plus. La prochaine fois on peut compter sur moi… Je saurai me tenir. Maintenant, comme on me paie pour dire dans cette revue ce qu’il y a sous la couverture d’un livre, j’ai le devoir d’affirmer au public du Mercure de France que sous celle-ci on ne trouve rien… rien qu’une poupée, amuseuse de jeunes hommes, ayant nom la folle du logis. J’espère qu’on aura le bon goût de comprendre que ma jongleuse est tout simplement une des multiples figures de l’Imagination. Mais Mathurin Barnabas, de la Tour d’amour, me semble bien préférable à Éliante Donalger et beaucoup plus proche de ma particulière façon de voir la vie.

Contes et nouvelles, suivis du Théâtre (Mercure)

Mercure de décembre 1900, pages 791-792

Si je venais à mourir demain, ce qui n’aurait rien de bien étonnant, car il fait un froid noir, je ne voudrais pas voir, du haut de ma dernière demeure, planter un saule sur ma tombe, parce que les feuilles de cet arbre sont trop bonnes conductrices de la pluie, mais j’aimerais à laisser traîner derrière moi les quelques autres feuilles, encore humides selon l’antique formule des typos, de ce livre portant un titre dépourvu de sensation. Il y a, dans ce volume, un petit échantillon de tout ce que je peux faire, et même de ce que je ne sais pas faire, en littérature. Je l’offre à mes amis ; je prie mes meilleurs ennemis de l’acheter. Il renferme le Démon de l’absurde qui représente mon humble personnalité, mes essais au théâtre et quelques histoires, inédites pour beaucoup, que l’on ne peut guère conter aux petits enfants, mais qui prouvent, je pense, mieux que mes trop nombreux romans, que je puis écrire… comme un enfant s’appliquerait. Je suis et serait toujours, hélas ! une très vieille petite fille qui a peur de la vie et qui crie très fort dès qu’elle se sent toute seule en face des choses graves… cependant, j’aime, d’un amour intense et maladif, les loups, j’adore les monstres, les brigands, je ne me plais qu’avec ceux que tous les gouvernements réprouvent et que la police a de la peine à tolérer. Je fais mes délices des situations les plus baroques et ce qui réduit les tendres bourgeois en cendres arrive difficilement à me réchauffer. Ayant constaté, depuis longtemps, ces anomalies chez moi, je pouvais prendre un air digne et chercher, comme tous mes chers confrères, atteints des mêmes petites névroses, à en imposer aux bons lecteurs et à leur faire croire que ma morale dépassait, de beaucoup, celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Cela m’a semblé puéril ! Je n’ai pas l’orgueil de mes défauts, encore moins celui de mes qualités, car je m’imagine aisément sans aucune qualité, je me contente d’écrire passionnément dans le moment où j’écris… ensuite… ce moment est déjà loin de moi. J’oublie hier pour essayer de faire mieux demain… et demain, ce peut être déjà la mort. Alors… je dois avoir raison !

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