Léon Daudet

Le Voyage de Shakespeare (Charpentier)

Mercure d’avril 1896 page 137

Cette critique est la dernière de ce numéro.

Et j’arrive au morceau de résistance : Le Voyage de Shakespeare, de Léon Daudet, roman d’histoire et d’aventures. Ce copieux livre-là est tellement documenté qu’il ne nous apprend guère autre chose que ce que nous connaissions déjà de l’épopée intellectuelle du génie anglais (dont on a mis, souvent, jusqu’à l’existence en doute).Nous y voyons, surtout, ce que pense, à son sujet, l’écrivain jeune, vif, et orgueilleux, qui triture allègrement, sans effroi, la genèse de ses formidables drames. Nous savons à quelle heure du cadran solaire fut créé l’immortel « perfide comme l’onde », et cela permet aux bienveillants princes de la critique de nous avertir que le jeune homme, ivre de belles métaphores, debout sur le bateau des premiers chapitres, a une certaine ressemblance avec Léon Daudet lui-même ! Alors… alors, je me demande ce qu’on pourra dire de l’auteur dans soixante ans d’ici, quand il aura produit ses soixante chefs-d’œuvre ?

Suzanne (Charpentier)

Mercure de janvier 1897 page 197

Suzanne, par Léon Daudet, est un livre de passion. Comme ils sont rares, ces livres, il ne faut pas les juger avec d’égoïstes partis pris. Des mille rameaux de l’arbre de la science du bien et du mal dont le jeune romancier[1] se sert, d’ordinaire, en une touffue précipitation de planter son champ, celui-ci porte un fruit sauvage qui fait plaisir à voir, sinon à goûter. Suzanne n’est pas une œuvre composée pour la gloire ou pour l’étude, et elle est très intéressante. Toutes les folies, les désordres, les maladresses y semblent des résultats physiques. Ce n’est pas arrivé, peut-être, mais c’est vivant, tourmenté, chaud comme les palpitations mêmes des créatures qu’on écartèle pour leur découvrir enfin un motif d’exister. Suzanne est la fille-maîtresse naturelle de Harton, le célèbre médecin. Ils se trouvent sans se chercher. Ils se prouvent, l’un à l’autre, par l’absurde. Personne ne peut rien comprendre à leur raison de se rencontrer, sinon qu’il le fallait pour que ce roman eût lieu. Les deux incestueux, abandonnant brusquement la vie normale, toujours si anormale, se lancent dans un voyage en Espagne qui est le beau duo de cet opéra bizarre de gestes érotiques. On entend, le long de cet amour aux sueurs criminelles, claquer les macabres castagnettes des os qui se meurtrissent jusqu’à la mort pour essayer de se souder indissolublement, et, parfois, cela sent l’orange et l’orage, comme sentirait bon la chair se diluant, toute vive, sous les caresses aiguës. Je pense qu’il est puéril de faire douter Harlon de sa mystérieuse paternité au seuil du bonheur défendu. Il n’aime que parce qu’il sait que son amour sera une réalisation de l’impossible, et les hommes prédestinés aux passions de ce genre n’ont aucune idée de reculer devant ce qu’éclaire leur étoile. Le roman se termine par des évocations aux crucifix, autres chevalets d’amour, qui le pâlissent, mais il en demeure, très vibrant, le voyage espagnol, un fort beau morceau.

1. Léon Daudet, né en 1867, a eu 19 ans en novembre.

La Flamme et l’Ombre (Fasquelle)

Mercure de septembre 1897 page 522

La Flamme et l’Ombre, de Léon Daudet, est encore une histoire de double amour racontée par un jeune Casanova honnête en rupture de parisianisme à Venise, où il trouve deux sœurs également ardentes, mais prouvant leur ardeur de différentes façons. J’aime moins ce roman que le dernier : Suzanne, peut-être parce qu’il en est trop proche et aussi parce que la passion y est divisible. Les palais, les gondoles, certains reflets d’hôtels garnis se mêlant aux moirures sombres ou claires de l’eau, tous les détails de cette vie à outrance, factice et brûlée, sont doués de vérité sans pour cela paraître plus réels. M. Léon Daudet possède un sens juste de l’exagération et il en fait, très souvent, un peu mieux que de la vie ; c’est, je crois, par ce don de tact dans la folie du lyrisme qu’il restera, encore plus que par le nombre prodigieux de ces œuvres.

La Romance du temps présent (Fasquelle)

Mercure d’avril 1900, page 200

Autre histoire d’une fille du peuple et d’un jeune artiste… seulement plus prétentieuse, car la fille du peuple est censément une honnête personne et le jeune artiste est plus occupé de théories modernes que d’amour. L’union fait la force et Jacquemine sera la compagne du Monsieur moderne… Autour de ce couple béni, des figures bien parisiennes et ces petits tableaux lyriques dans le style imagé de l’auteur qui a un peu la manie d’introduire les mœurs d’Opéra dans la vie de la rue. Jacquemine chante des chansons tantôt ardentes et tantôt enfantines, mais elle parle toujours comme une actrice sur la scène. Certes, elle doit être symbolique, car autrement elle ne serait pas. L’auteur ne se défend point d’être symboliste, du reste, pour qu’il assure modestement que Jacquemine est la race française. Ce qui est ennuyeux, c’est qu’on a fait un enfant à cette race française… avant le Monsieur moderne !

Ce compte rendu suit celui de La Route noire de Saint-Georges de Bouhélier.