Émile Zola
Paris (Fasquelle)
Mercure d’avril 1898 (numéro 100), pages 236-240.
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Après la série des Rougon-Macquart, Émile Zola a écrit, entre 1813 et 1898, la trilogie Les Trois villes : Lourdes, Rome et Paris. Paris est paru en feuilleton dans le quotidien Le Journal, de Fernand Xau, depuis le 23 octobre 1997 jusqu’au mercredi neuf février 1898.
Après la Rachilde odieuse et complaisante complice de Gyp que nous venons de lire, voici une Rachilde que l’on préfère.
Réminiscence de l’odieuse critique précédente.
Le Président de la République est Félix Faure, élu en janvier 1895, et qui restera au pouvoir jusqu’à sa mort, le seize février prochain dans les conditions que l’on sait, à l’âge de 58 ans. Le président du Conseil est le bien-oublié Jules Méline, qui est pourtant resté en poste plus de deux ans, longévité exceptionnelle sous la IIIe république.
À la place de la Roquette se trouvait une guillotine. L’endroit, au débouché de la rue Croix-Faubin, conserve encore de nos jours les cinq dalles sur lesquelles reposait l’échafaud.
J’ai pour le génie de M. Émile Zola un très profond respect. Jeune fille, j’achetais en cachette ses œuvres, qu’on me défendait de lire (ce sont les seuls livres modernes que j’aie jamais achetés, Villiers de l’lsle-Adam m’ayant, plus tard, donné les siens), et je mets en réserve, pour cet auteur formidable, le respect et la crainte qu’ont eus tous les enfants pour un oncle morose, peu aimant mais très juste, les grondant avec l’aveuglement d’une incontestable autorité. À la lecture de l’Assommoir, je fus saisie d’une telle admiration que… j’entrevis la possibilité d’avoir aussi du génie… comme ça ! Il faut qu’on pèse bien mes légères paroles. Je ne fais pas de la critique, ici ; je donne, avec naïveté, des impressions, et j’essaye de rendre par le détail, le petit coin de pittoresque, l’ensemble de plusieurs jugements des jeunes de mon époque. Cette sensation de petite fille tentée par la gloire des lettres doit vous résumer ce que beaucoup pensèrent à l’aurore de ce grand homme. Voilà ce que nous avons tous à lui reprocher. Pas plus, pas moins. Il nous a fait croire à la possibilité d’écrire bien, facilement. Inventeur d’un procédé, le procédé dit : naturaliste, il nous a fait penser que la littérature était un art fort simple, alors que c’est, de tous les arts, le plus complexe et le plus délicat. Dire ce que l’on voit, à travers le binocle de son tempérament, et n’y même pas songer plus de huit jours : seul, un homme de génie pouvait risquer ce jeu d’écrire au courant de la plume. Émile Zola seul fut génie en ce genre de course aux cinq cents pages noircies, et il est responsable de toute une phalange d’auteurs médiocres (dont je suis), qui, sans lui, auraient eu… au moins du talent. Né romantique au lieu de pousser vers l’infini où l’on découvre ou Dieu, ou l’absurde, mais enfin un absolu, il a poussé vers le centre de la terre, comme les autres esprits de l’or[1]. Certes, ce n’est pas un juif, c’est un esprit de… l’ordre, un immortel principe. Et comme, à part la fiction dieu, il n’y a pas de principe humain immortel, il a réussi une chose effroyable, entre toutes pauvres gloires humaines : la belle médiocrité. Ce n’est cependant pas un médiocre. C’est, tout de même, un génie, et on se demande comment, pouvant demeurer libre, il a consenti à être raisonnable sans ailes ! Il a daigné réaliser le type du grand bourgeois de notre époque, sans croyance, positif, plein de demi-vices et de demi-vertus, parlant de la nature avec la brutalité de qui n’en a pas peur, car la nature, le ciel, la terre, les étoiles et les fleurs, sont spécialement fabriqués pour nous inviter à la reproduction (!). Émile Zola voit large, d’ensemble, nul autre que lui ne peut mener avec sa sûreté de main les mouvements de foule, parquer pour des projets mesquins tout le bétail des campagnes ou des villes, mais son âme à lui se contente d’être l’âme de ces foules. Sa volonté tenace est de nier tout mystère. Il n’a jamais tremblé ni douté. Il est sûr qu’il n’y a rien… et il vous le ferait croire tant son aplomb est merveilleux. Il a assumé la triste responsabilité de la morale et de la philosophie du siècle. Le siècle devait être naturaliste ou il ne devait pas être. Le siècle littéraire n’a donc pas été. Il l’a tué, confisqué à son profit, sinon à celui des foules, il lui a crevé les yeux. « Ce qu’il rêvent, je le ferai ! » Il a fait mieux : il a empêché les autres d’oser le faire, et, durant bien des années, on n’est plus monté à califourchon sur les rayons de lune. Il y a eu, grâce à lui, des poètes réalistes ! Meurtrier ou chirurgien, il a imposé à l’art le bandeau de la raison. Or, le jour où l’on devait échapper à ce bourreau, très conscient, je suppose, on n’avait plus qu’à devenir fou dans le premier moment d’éblouissement. Et des esthètes sont nés de ce moment de folie, des êtres, venus au monde des arts, très vieux de n’avoir cru à rien dès le ventre de leur mère, torturant leur langue sept fois dans leur bouche avant d’oser proférer que la raison, le positivisme, le monde rationnel créé par Monsieur Zola, ça pouvait bien aussi ne pas exister. Ces esthètes, que l’auteur de Paris a en horreur, ce sont pourtant les libérateurs du nouveau siècle, ce sont les démolisseurs, les symbolistes exécrés de la période de transition, ceux qui mourront sans la vraie gloire comme tous les novateurs, mais les précurseurs sacrés des géniaux de demain ! Monsieur Zola les déteste à juste titre. Le bourgeois de l’ordre social ne doit pas aimer les anarchistes malgré ces complaisances d’homme de génie. On s’est échappé de la geôle et il ne pardonne pas, car un roi peut oublier, mais un bourgeois, ça vous a des rancunes terribles. Certain article publié au sujet de Paul Verlaine témoignerait même de la part du bourgeois en question d’une haine qui n’a rien à démêler avec les fureurs des gens de génie… et qui étonne de la part d’un défenseur de l’innocence ! Paris est un livre fort beau, long, lourd, pas plus documenté qu’une courte nouvelle ou un fait-divers, c’est un Paris possible que tout le monde peut avoir vu à travers son tempérament, pourvu qu’on possède un tempérament très calme. L’abbé Froment se promène de la misère noire au luxe doré pour aboutir à de petites parties de bicyclette avec une femme, et cela ne nous scandalise pas, car c’est l’habituelle promenade d’une âme essentiellement sociale, seulement éprise du possible. On se partage d’abord le monde à vol d’oiseau pour n’en jamais posséder que la moitié d’un champ ou n’y cueillir qu’une fleur. La disproportion de l’envergure du geste avec le résultat est toujours ce qu’il y a de mieux dans l’œuvre tout entière d’Émile Zola. Cela est sain, propre (les saletés sont en carton-pâte, très exagérées, et c’est pourquoi on les voit plus propre que nature), froid, sans fièvre et raisonnable à souhait. Cela est à la portée de toutes les bourses et de tous les cœurs. On n’y apprend rien, on n’y laisse rien. II faut lire cela comme on mangerait du pain rassis. La science de demain (celle d’hier appartient à Émile Zola) commence à découvrir que le pain n’est pas un aliment indispensable à l’homme… cependant, tout le monde doit en manger !
Dans Paris, nous sommes loin des belles pages de l’Assommoir, de la Curée, de Nana, il ne demeure plus que la volonté obstinée de faire correctement le pain quotidien littéraire. Non, ce n’est pas la manne du ciel ! On s’aperçoit, alors, sans la fièvre de jadis et les belles tranches saignantes, de certains retours agaçants des phrases, le procédé envahit tout, nous harcèle et nous enlise si profondément, le long de certains chapitres, qu’on est obligé de se reculer un peu pour essayer de dégager le tableau de la manière, trop voulue, du peintre. On y traite trop souvent Paris de cuve où bouillonnent toutes les corruptions, et on rencontre, çà et là, des grandes dames qui causent comme de simples petites bonnes. Émile Zola manque de monde, mais il a une excuse : il le fait exprès. C’est pour démocratiser de plus en plus notre société positiviste. Les visions du Paris physique sont d’une grande richesse de tons. À l’aurore, au crépuscule, de nuit, de jour, on sent que les maisons y sont universellement carrées, solidement assises sur un sol bitumeux (tel celui de Sodome), et il y a des brouillards propices en trompe-l’œil. Par exemple, le souci du Paris moral est si féroce que son auteur exagère jusqu’à prétendre que lorsque deux héroïnes de Lesbos se baisent à la bouche, un vent de désespoir et de réprobation souffle sur la perverse capitale. Sans être plus pervers que M. Zola, on peut admettre facilement qu’il y eut toujours des éphèbes incertains de leur sexe, et des femmes folles de leur propre beauté, et que la terre n’a jamais cessé, pour cela, de tourner dans le même sens !
En fait d’amour et de passion, d’ailleurs, Émile Zola désire qu’on en reste à la femme bovine, aux larges hanches, aux seins rebondis, aux bras nus trempant dans l’écume savonneuse d’une eau ménagère. Cela suffirait déjà, je pense, à vous dégoûter des autres, mais, pas plus que les lesbiennes, les blanchisseuses n’influent sur l’axe du monde, heureusement. Maintenant, dans ce roman panorama, on exécute le gouvernement actuel2, et, chose étrange, les juifs capitalistes. L’auteur a vu ces derniers d’un peu plus près que Madame Gyp, et il les a servis chauds ! C’est amusant. Entre temps, on s’aperçoit qu’il a toutes les haines… comme tous les égoïstes ambitieux, et qu’il les garde précieusement, sans évoluer. Il a surtout le mépris des chercheurs d’impossible encore plus que celui des chercheurs d’or, des fameux esthètes qu’il voit tous sodomites, comme le petit trottin de Montmartre, lequel confond volontiers le symbolisme avec la pédérastie. Émile Zola, en véritable bourgeois français, a parfois l’âme d’un trottin ; ce n’est pas très littéraire, mais c’est drôle. Ainsi sa rage de tout arranger pour concourir à l’attendrissement final lui fait transformer un explosif capable de pulvériser un quartier de Paris en un joli petit moteur bien docile, ronronnant doucement comme une mouche au soleil. Ici, on aimerait le document, au moins chimique, sinon humain ; seulement, Émile Zola n’a pas le temps de nous le fournir. Depuis que j’ai vu, dans la Bête humaine, je crois, une locomotive ficher le camp hors d’un chapitre et s’évaporer totalement en enlevant un régiment de fantassins (qu’on a porté, certainement, comme perdu au ministère de la guerre), j’ai de la méfiance pour la vérité en marche ! Sans compter que le dit explosif, dont on a saturé toutes les fondations du Sacré-Cœur, a été oublié sous la butte, et que, grâce à cette fantaisie ultra-romantique, nous allons prier… sur un volcan. Situation navrante, bien propre à émouvoir le pape ! En revanche, l’hallali de l’anarchiste à qui l’on coupe la tête à coups de poings place de la Roquette3 est une très belle chose. On y retrouve, avec plaisir, le grand Zola léonin de jadis, solidement campé à son poste de surveilleur des foules, l’œil clair, embrassant à la fois le panorama et les individus, faisant magistralement pleuvoir l’ennui et introduisant une étrange puissance dans la particulière banalité d’un détail.
Paris est une œuvre de beaucoup supérieure à la Terre et à la Bête humaine, moins bonne, peut-être, comme qualité d’énergie, que Lourdes, où le libre-penseur s’étalait avec une audace têtue du métier vraiment extraordinaire, mais plus intéressante, plus près de nous que Rome.
Le malheur, c’est que le lecteur français, qui met ses mauvaises passions au-dessus de ses meilleures lectures, va probablement se priver de feuilleter ce volume, énorme travail, et châtiera Émile Zola dans sa gloire sociale en lui refusant les cent éditions de rigueurs. Ce sera dommage, car, ce que l’auteur a voulu sortir de sa ligne d’égoïste ambitieux pour devenir un… monstre, c’est-à-dire un chevalier de la légende, il n’en demeure pas moins digne de toute l’estime de la plus haute bourgeoisie. Une fois n’est pas coutume et j’ai confiance en lui pour le retour aux vieux procédés de son génie.