Poissons d’Avril (Simonis Empis)
Mercure de juin 1896 pages 439-440
Quand Willy s’amuse, toute la presse délire. Autrefois, il me mettait en rage parce que j’ai horreur du calembour, même rajeuni sous le nom d’à peu près. Maintenant j’en ai pris mon parti ; mais, comme je persiste à avoir l’esprit mal fait, je n’aime que ce qui me porte à gémir dans les histoires drôles, et si je ne grogne plus contre l’aimable Willy, c’est que je me suis aperçu qu’il était horriblement immoral sous son apparence funambulesque. « Moi, le 14-Juillet, je m’en moque… comme d’une datte ! » s’écrie-t-il dans Tout craque. Il faut bien lui passer quelque chose pour ce poisson-là, suivi de tant d’autres du même ton d’eau. Le patriotisme n’est décidément plus le dada des auteurs gais. Or, les auteurs gais, dont le chef est Willy (il était déjà gai du temps où l’on écrivait à Lutèce, la Lutèce d’il y a douze ans : « Ah ! Laissez-nous pleurer puisque ça nous amuse ») les auteurs gais, y compris l’imperturbable Jules Renard, me paraissent plus violents et plus dangereux que les autres. Ce sont les criminels Pierrots vous passant la plume sous les pieds jusqu’à ce que mort en advienne. Et peu à peu ils pervertiront ce qui reste du grand public sain, ce qui sera tant mieux, car ils arriveront à faire reformer la morale, c’est-à-dire à supprimer ce vain mot recouvrant les malpropretés bourgeoises ; et voici la conclusion de Willy lui-même dans Pour les rigolos : « D’ailleurs, tous naturalistes attardés, les empêcheurs de rire en rond, qui voudraient nous imposer l’admiration de leurs platitudes mornes ; conspuez les Bougons-Macabres ! » À ce compte-là, je suis aussi « pour les rigolos », cher Monsieur Willy !
Maîtresse d’Esthètes (Simonis Empis)
Mercure de mars 1897 pages 597-598
Maîtresse d’Esthètes, par Willy, nous exhibe à nouveau l’héroïne de la fameuse Passade. Est-ce que Willy serait un homme constant ? Cette Ysolde Vouillard qui écrit, sans fautes d’orthographe, des lettres symbolistes, m’a tellement l’air de la belle Mina ou Monna, que tout le monde admirait à l’Œuvre, en robe orange garnie d’effilés d’ombrelle 1830 !… C’est bien la même ! Willy, n’abusez pas, malgré votre volcanique esprit, de cette jeune personne ; nous savons des esthètes qui faillirent en mourir très réellement, et sans aucune esthétique !
Rachilde fait ici semblant de ne pas savoir que ce livre a en fait été écrit par Jean de Tinan
Pierre Weber et Willy, Une passade, Flammarion fin 1894, repris chez Calmann-Lévy l’année suivante. Voir la critique de Charles Maurras dans La Plume du quinze décembre 1894 au bas de la page 518.
Journal de Paul Léautaud au sept avril 1903 : « Le sculpteur Fix-Masseau propose un jour à Willy un paquet de lettres d’une ancienne maîtresse (la femme qui servit pour Une Passade), en lui disant qu’il pourra peut-être en faire quelque chose. Willy lui donne rendez-vous pour quelques jours après, en disant qu’il amènera un sténographe. Au jour dit, Willy arrive avec Tinan. “Mais il me semble que Monsieur est Monsieur Jean de Tinan”, dit Fix-Masseau. “Taisez-vous donc ! dit Willy. Cela ne fait rien. C’est un ami. ” Fix-Masseau raconte son histoire, Tinan prend des notes, Willy boit et fume. Tinan part pour Jumièges, se met au travail, deux ou trois mois. Willy va pendant quelques jours pour examiner le travail, donner le ton, et ce fut Maîtresse d’Esthètes. Tinan toucha cinq cents francs. Tinan fit aussi Un vilain Monsieur, mais, ici, le sujet était de lui. »
Un vilain monsieur ! (Simonis Empis)
Mercure de janvier 1899 page 168
De profundis !..
Ce roman a été écrit par Jean de Tinan. Rachilde néglige le point d’exclamation comme elle avait indiqué un point d’interrogation à l’occasion de son premier compte rendu de Penses-tu réussir !.
Claudine à l'école* (Olendorff)
Mercure de de mai 1900, pages 472-473
Les volumes, ce printemps, pleuvent dru, tourbillonnent autour de moi, tombent en giboulées, en avalanche sur ma table ; je suis inondé, étourdi, aveuglé par leur nombre et la rafale de leurs couvertures, singulièrement multicolore ou pluriellement monotone. Je commence à me demander si mon pauvre diable de cerveau y résistera. Les marches de cet escalier de papier sont décidément bien hautes. Est-ce l’approche de l’Exposition qui précipite ainsi les auteurs chez les éditeurs ? Est-ce parce que, tous les journaux étant encombrés d’articles spéciaux, les mêmes auteurs, désertant les grandes antichambres, se rejettent sur ce qu’ils ont l’habitude très dédaigneuse appeler : les petites revues ! Je ne sais, mais la lecture devient une occupation effroyable, et il y a encore des gens qui appellent cela un délassement de l’esprit ! Après ce délassement-là il ne vous reste généralement plus aucun esprit et on tourne dans le cercle infernal les yeux bandés comme un cheval de manège, on ne voit plus rien ; chose plus grave, on finit par ne plus tenir à ouvrir les yeux. J’ai donc en face de moi une quarantaine de volumes dont quelques-uns, mettons cinq ou six, sont absolument respectables et je sens bien que je vais faire mon devoir vis-à-vis d’eux, cependant je n’ai ni courage ni enthousiasme, je vais tourner, aller doucement, péniblement ; je suis le cheval dans le cercle vicieux de ses propres pas… Je vois juste l’empreinte de mes pieds et je vais y reposer des pieds semblables… Que de volumes ! On dirait tellement les tomes successifs de la même histoire ! Et comme tout le monde a du talent ! Comme tous les jeunes et vieux troussent admirablement les différents couplets de cette même éternelle histoire qui s’appelle l’Adultère !… Et en voici encore un, il a une image comme les autres, il est un volume comme les autres. (Avec cet ennui de plus que le dit volume étant d’un bon camarade, il va falloir lui écrire pour lui expliquer que je ne peux disposer que de quatre pauvres petites lignes… etc… etc…) C’est le dernier reçu… et allons-y, encore un tour. Tiens ! tiens !… Le cheval de manège s’est arrêté net, frappé par un rayon de soleil : j’ai devant moi des volumes ; or, je viens de lire un livre, c’est-à-dire la projection lumineuse d’un être m’a enveloppé. Je reste ahuri, non plus sous la fatigue, mais sous le subit coup de fouet de la joie fiévreuse d’une découverte. Alors, voilà que le métier m’apparaît la seule raison de vivre, les tomes en pile sont très sincèrement le seul escalier conduisant à l’escalade du rêve et il la beauté. Je suis heureux, je me sens la tête libre, j’ai des choses importantes (ou que je m’imagine telles), à communiquer à mes lecteurs… Je suis sauvé ! Ah ! Mon vieux Willy, quel bonheur que je n’aie rien à vous demander ! Je vais donc pouvoir m’emballer à fond. Claudine à l’école n’est ni un roman, ni une thèse, ni un journal, ni un manuscrit, ni quoi que ce soit de convenu ou d’attendu, c’est une personne vivante et debout, terrible. Oui, c’est une très petite personne de quinze ans, les cheveux sur le dos, les poings aux hanches, et c’est toute la femme hurlant, en pleine puberté, ses instincts, ses désirs, ses volontés et ses… crimes ! Que par un tour de force de son seul esprit (il en a beaucoup) Willy le boulevardier, le potinier, le brillant auteur et le plus délicat des virtuoses ait créé ce personnage de Claudine, ou qu’il ait réellement cueilli ces pages des mains aimées d’une femme, comme on prendrait des fleurs pour les disposer avec art dans un vase précieux, je m’en moque. Il y a une œuvre étonnante de conçue, voilà tout ce qu’il importe de déclarer ici. C’est écrit à la diable. Claudine parle et se sert de la langue patoise de son pays ; elle est moderne, elle est voyou, elle est antique et elle est sortie de l’éternel. Non, les femmes de lettres, vieilles ou jeunes, ne peuvent pas écrire ces choses-là. Ou elles font mieux (et quel pire !) ou elles font bien (et quel mal !) Claudine est à l’école en sabots et sans coiffure possible, elle regarde, souffre, frappe, et fait souffrir. Le boulevard ou le salon lui demeurent indifférents, et elle s’agite, frénétiquement, dans son petit enfer, avec autant de joie qu’en éprouvent les démons à exister, à corrompre, à vaincre et à faire une grimace à la fois mystérieuse et triste. Du vice ? Non ! Le vice est une invention des civilisés. En principe, une violente et une amoureuse d’amour n’est pas une vicieuse. Aucun mercanti ne peut toucher à la robe de Claudine. Satan achète… il ne se vend pas. Je ne veux point connaître Claudine, Je préfère l’avoir vue en rêve, dans ce livre si délicieux. C’est la première fois qu’une femme osera parler simplement d’idylles contre-nature comme d’un paganisme naturel. Avec la philosophie d’un vieillard (la femme est toujours vieille : à 15 ans ou à 60), Claudine dit ceci : « J’aime à la tourmenter, à la battre… et à la protéger quand les autres l’embêtent ! » le sadisme et la bonté de tout amour sont inclus en cette seule phrase. Claudine est jalouse, Claudine se venge, et elle reste très pure. Les vieux Messieurs n’ont pas à lire ce livre. Je le désigne à la curiosité des jeunes hommes non pas de lettres, mais de toutes conditions sociales. Souvent des écrivains de vingt ans nous ont donné des confessions naïves, d’une probité exagérée, déformée. Claudine, en gardant — ce qui est un prodige — la ruse, la coquetterie et le mystère de la vraie femme se dévoile, se forme devant nous point par impudeur mais par dédain vraiment de tout convenu, dans le seul souci d’une humanité qui a besoin de hausser les épaules. En admettant que Willy, selon son genre d’esprit baroque touchant quelquefois à la méchanceté satanique, veuille nous mystifier par une préface, il convient de lui rendre la gloire qui lui appartient : celle d’avoir dressé librement, sur son œuvre déjà puissante, espèce de maison féodale où la loi du plus fort semble la meilleure, l’étendard de la merveilleuse chevelure de Claudine scalpée… ou convertie. De Willy, le livre est un chef-d’œuvre. De Claudine, le même livre est l’œuvre la plus extraordinaire qui puisse éclore sous la plume d’une débutante, elle promet un peu plus que la gloire à son auteur : le martyre, car il n’y aura jamais assez de pierres et de couronnes de ronces à lui jeter. C’est égal, je suis content d’avoir lu ça ! Bravo, Willy, et merci, Claudine : seulement si vous faisiez des volumes ordinaires à présent, je ne vous raterais pas, vous savez !…
Cette chronique de mai 1900 compte neuf pages serrées du Mercure de France, contre six habituellement. Elle porte sur 33 romans, ce qui est aussi un record à cette date. Le compte rendu de Claudine à l’école s’étend sur près de trois pages. C’est le plus long jusqu’à présent mais la première partie est une réflexion d’ordre plus général.
On peut noter aussi que Rachilde est en très grande forme et que sa chronique de Claudine à l’école, comme la suivante (La Guerre des mondes de H. G. Wells) sont des meilleures.
Claudine à l’école — nous le savons — a été écrit par Colette.