Le Royaume authentique du Grand Saint Nicolas (Mercure)

Mercure de février 1897 pages 388-389

Le Royaume authentique du Grand Saint Nicolas et La Légende d’Yperdamme sont deux beaux livres… pour les petits enfants. Illustrés par MM. Félicien Rops et Étienne Morannes, dont les crayons s’attendrirent, pour cette pure occasion, jusqu’à traiter des faces joufflues de jeunes amours comme de simples petits derrières d’anges, ces œuvres d’Eugène Demolder nous ravissent. Sur ces pages d’une blancheur satinée, que les doigts mignons des lecteurs consulteront ainsi que l’A.B.C. de leurs premiers rêves, la plume fine, spirituelle, à peine traçant du noir, de l’auteur, s’ébat, toute pareille à la gaieté du moineau franc dans la neige. Écrire pour les enfants est un tour de force de génie, toujours. Écrire sans une arrière-pensée, avec la netteté du penseur, l’égalité d’humeur du père qui sait et s’efforce d’apprendre, la tendresse de la mère qui s’inquiète des pieds froids, du nez qu’il faut moucher, de l’appétit d’une prochaine tartine, et cependant garder aussi l’envol du poète, le joli coup d’aile du rêveur, c’est tout simplement se déclarer l’un des meilleurs conteurs du temps. L’absolue candeur ne s’obtient que par l’effort constant d’un cerveau très vaste et très sain. Toutes ces douces maisons flamandes, ces intérieurs propres et sentant la lessive, où les carreaux, en damiers, sont perpétuellement offerts au jeu magique de l’imagination fraîche éclose du bambin qui s’éveille sous la baguette des fées et des folles du logis, ces grandes cheminées par lesquelles descendent des chérubins, des diables et la morale, ces nourrices aux robustes poitrines alléchantes comme des tartes à la crème ces venues naïves d’un Jésus docile, fraternel, ayant le souci de la dignité des plus petits, tout cela c’est le pays défendu aux vulgaires romanciers et la terre promise de ceux dont l’intelligence est assez grande pour contenir l’Évangile. Or l’Évangile est si bien écrit qu’on le croit, depuis longtemps, l’ouvrage d’un Dieu !… À la seule façon dont Eugène Demolder, la nuit de la naissance de saint Nicolas, place sur une table des fruits et des pains dorés pour le repas d’un ange, on sent qu’il aurait fait le monde avec simplicité. Je ne connais guère que Maeterlinck pour l’égaler par la pudeur de certain profond silence ; mais Demolder est blanc au lieu d’être noir, et il a la douce vivacité du moineau tout couvert de la neige dans laquelle il frétille à pleines ailes joyeuses. Ah ! si beaucoup de gamins pouvaient dévorer ces bonnes galettes de Noël… du Noël béni qui passe si vite, ils feraient, peut-être, des hommes moins bêtes plus tard !

La Légende d’Yperdamme (Mercure)

Mercure d’août 1897 page 340

Lire la Fortune de Pieter de Delft, c’est se rendre compte de toute la saveur du talent de Demolder. On a, dans ce récit, la vision d’une existence à la fois patriarcale et faunesque très singulière. Les cuivres et les étains rutilent sous les solives sombres de vastes cuisines-salons. Par leurs fenêtres, on aperçoit de petits paysages fonds de portraits, qui sont des chefs-d’œuvres de fraîcheur. Laissant rouler ses beaux seins hors du corsage ou gourmandant les mioches au berceau, la Siska de Pieter est comme ses plats de choux : appétissante, poivrée, facile à se laisser humer. Le bon Pieter s’est saoulé la veille et se saoulera éternellement, mais sainement, et de ses griseries de nobles vins jailliront les couleurs vives et dorées dont il fera luire la merveilleuse faïence de Delft.

Eugène Demolder : Quatuor, avec une couverture et trois croquis de Félicien Rops et treize ornementations d’Étienne Morannes.

Étienne Morannes est le pseudonyme de Claire Rops (1871-1944), fille de Félicien Rops, qui a épousé Eugène Demolder en 1895.

Quatuor est un recueil de quatre nouvelles.

Quatuor (Mercure)

Mercure d’octobre 1899, pages 217-219

C’est la Hollande de Rembrandt qui nous est restituée par le talent du bon peintre moderne qu’est Demolder. En des tableaux éclatants de couleurs et de rayons, pleins de cet air qu’on dit si pur dans les chauds étés de Hollande, l’auteur de la Route d’émeraude nous fait glisser sous les yeux la vie d’un jeune meunier parti de son moulin pour courir après la grande aventurière, la Gloire. C’est surtout Siska l’Espagnole qui séduit le pauvre garçon. Les sequins d’or dansant sur les nuques et les gorges ambrées et tout le soleil bu dans des tulipes de feu ! En préparant avec soin les fonds de ces tableaux, où il n’a pas oublié le petit enfant nu accroupi derrière la borne, la servante lutinée par le soudard et les paniers de fruits et les amphores de vin, il nous a campé une Siska dévastatrice, cruelle, toujours caracolante comme une cavale en chaleur, tantôt haillonneuse, tantôt couverte d’oripeaux étincelants, qui est bien la perpétuelle charmeuse du tempérament hollandais, ce gros serpent endormi, lové dans l’amour et la bombance, rampant au fond de la terre classique des canaux. Le Hollandais est un aventurier de naissance. Or il prépare une expédition lointaine, par la route d’émeraude, où il digère le contenu de ses vaisseaux, retour des îles. Peuple de marins, peuple de passionnés. Maintenant, la perpétuelle kermesse que nous montre Demolder est-elle vraiment la Hollande de ce temps ? Ce que les peintres veulent bien nous en montrer, sans doute et selon leur vision. Il y a aussi la Hollande grave, studieuse, fouillant les cadavres comme dans la Leçon d’anatomie, et peut-être la kermesse envahit-elle trop librement toutes les salles d’études chez Demolder, mais qui se plaindra de l’abondance des mets succulents dans ce repas merveilleux ? Le retour du jeune peintre à son moulin natal est d’un charme plus mélancolique et l’idylle avec Gésina repose. Voici que réapparaît l’intérieur hollandais, les meubles luisants, comme frottés d’huile, le carrelage frais et doux aux pieds lassés du voyageur, les faïences de Delft qui ont des reflets de vieux vitraux, et les plats d’étain fournissant à l’auteur cette délicieuse image : « se découpant sur la nappe comme des tranches de lune. » Il épouse Gésina et reste plus heureux que son contemporain, le magnifique et pauvre Rembrandt. Dans ce très ample et très beau livre, j’allais dire : cet album, Demolder a fait preuve d’un judicieux amour du détail. Rien n’est laissé au hasard des trouvailles de la plume. Nos peintres prennent leur accessoire n’importe où. On sent que l’écrivain, voulant peindre davantage, est allé chercher ses décors aux bons endroits, et qu’il a déterré les moindres objets sous la poudre du temps. De sa main onctueuse, caressante et respectueuse comme celle d’un prêtre élevant le ciboire, il a fait reluire les pierreries et se dresser sous nos yeux les arrêtes du métal. L’œuvre d’Eugène Demolder est une œuvre d’artiste patient et justement amoureux de son œuvre.

La Route d’émeraude (Mercure)