Eugène Morel

Artificielle (Ollendorff)

Mercure de janvier 1895 page 110

L’auteur de l’Ignorance acquise, des Petits Français, deux bons livres dont on peut dire qu’ils sont des ouvrages et non pas seulement des romans, n’aime guère les femmes, tout comme Strindberg, mais il est d’autant plus dur pour elles qu’on le devine exempt de parti pris. S’il les déplore, c’est en qualité de naturaliste curieux du phénomène (naturaliste au sens ailes de papillons d’échiquetées), point en ennemi acerbe regrettant trop haut d’en avoir souffert. L’Artificielle de Morel est une petite créature parisienne anémiée, normalement sotte, qui rencontre un homme quelconque au son d’une valse de Métra, et l’épouse. Ce départ solennel pour une éternité d’amour conjugal est rendu avec une horrible exactitude de sa banalité décevante. L’auteur n’a surtout pas négligé l’étude technique des fragiles enveloppes de son insecte, et il ressort clairement de cette inspection au microscope… que la chenille demeure dans le fond ! Suivant pas à pas les métamorphoses de sa bestiole, c’est-à-dire tous les revirements saugrenus de la mode durant quelques lustres, Morel constate des effets bizarres à un autre point de vue, d’ailleurs, que celui du couturier : « … Comme une tumeur, un dépôt d’eau ballant dans le corps, que la pression reflue, l’être féminin vit reparaître tout en haut en deux bosses sur les épaules la grosseur que la mode avait successivement chassée du bas des jupes au derrière, du derrière aux seins, puis au cou, et qui bientôt, sur la tête, en de mirifiques chapeaux, allait s’épanouir. » Cependant sa pauvre héroïne, ivre du tournoiement de ses robes, n’échappe pas à l’ennui, le sinistre ennui qui guette la femme sans amour sérieux ou sans but maternel. Elle s’essaye dans tous les travaux d’agréments, depuis la visite mondaine jusqu’aux peintures en verni Martin, et elle abandonne son occupation au moment précis où cela risquerait de tourner à l’art pur. Le mari, lui, relégué au plan des simples calorifères que l’on tolère, jour et nuit, à la seule condition d’ignorer comment ils fournissent la chaleur du train-train quotidien, s’embête de son côté d’une façon convenable. Sur le tard, ces deux blasés sans savoir pourquoi se rapprochent, se dorlotent, et unissent pieusement leurs égoïsmes faute de ne pouvoir les mieux canaliser en la personne d’un rejeton. Ce rejeton, l’auteur leur reproche de ne pas avoir osé le procréer, mais sa conclusion morale est un tort, à mon humble avis, car est-il bien utile de perpétuer la race des Artificielles ? L’enfant ne change rien à rien : il augmente, voilà tout !

En achevant la lecture de ce recueil de méchancetés consciencieuses (et en songeant aussi au grand garçon bien bâti qu’est notre camarade Morel), on a la sensation d’avoir entraperçu un géant jovial se baissant pour saisir, par la tête, comme on arracherait une fleur, une toute minuscule danseuse, et de l’avoir surpris considérant, en sa corolle de frêles jupons renversés, la gesticulation éperdue de deux petites jambes-pistils. Il faut ajouter que ce brutal délicat n’est d’aucune école. Réaliste de la bonne race, il échappe, par la fantaisie de son humour, aux classifications redoutables que l’on sait ; et, trop modeste pour fonder son église lui-même, je le crois également trop travailleur pour perdre son temps à entrer dans celles des autres.

C’est donc bien étourdiment que l’on a prétendu qu’il était disciple de Cladel[1] ; sa phrase courte, précise, faite quelquefois d’un seul mot juste, où transparaît l’idée entière, suffirait, du reste, à le laver de… ce compliment.

1. À cette date, il s’agit nécessairement de Léon Cladel, Marius n’ayant alors que 17 ans. Léon Cladel (1835-1892), romancier du terroir, père de Marius et de Judith.

Eugène Morel (1839-1934), bibliothécaire à la BNF.

La Rouille du Sabre (Havard fils)

Mercure d’avril 1897 page 145

La Rouille du Sabre, d’Eugène Morel, est une longue et forte étude de la vie du militaire médiocre. Cela vaut plus que tous les livres de libertaires (si mal écrits et si maladroits, toujours), pour étendre, comme une nappe d’huile, l’inutilité de l’ennui de ces pauvres existences que dévorent la patrie surtout en temps de paix ! L’éloge n’est plus à faire du talent d’Eugène Morel, un travailleur sérieux, absolument conscient, de son œuvre et dosant les encres qu’il emploie comme un chimiste dose des acides, mais, il est bon de s’arrêter à son nouvel effort d’art au point de vue du style de la Rouille du Sabre. Morel écrit, en ces pages, un peu selon la méthode des pointillistes. Par petites phrases saccadées, en refrain, revenant les unes sur les autres pour amener la complémentaire de la sensation à donner, et cela est très certainement dur à la lecture, mais il est bon d’insister sur l’effet intense que cela dégage au souvenir de la lecture, c’est-à-dire, comme pour les tableaux de pointillistes au recul du lecteur juste à l’endroit de la mémoire qu’il faut atteindre pour comprendre et goûter le secret du peintre. Des phrases, en mélopée nous reviennent et des situations apparaissent nettement évoquées par ces mêmes phrases. Il y a une certaine ordonnance du capitaine qui rigole tout le temps et s’enlève, de loin, merveilleusement sur le fond noir de cette vie monotone… et les enfants qui meurent parce que l’État s’est chargé d’assurer leur existence et la scène du père qui veut maudire la pécheresse de retour… et va simplement chercher deux vieilles bouteilles pour elle, à la cave, n’ayant pas pu trouver sa phrase solennelle… La Rouille du Sabre est un des meilleurs tableaux modernes à étudier sous le rapport de la facture. Il apprend des choses ! —

Les Morfondus (Ollendorff)

Mercure de janvier 1898 page 231

Types de jeunes femmes passant par les différentes phases de la maladie amour et allant jusqu’aux vices tout à fait rédhibitoires. Le très mordant style de l’auteur donne un relief étonnant à ces pauvres petites silhouettes de créatures qui trompent et qui se trompent. Leurs excuses ce sont leurs époux tristement éteints sous l’éteignoir des mensonges et des lâchetés. Seulement, Morel a peut-être tort de juger la femme d’après la poupée de coiffeur qu’est la Parisienne bourgeoise et née morfondue à cause de sa mauvaise santé naturelle.

Les Boers (Mercure)

Mercure de décembre 1899, pages 760-761

Petit roman très d’actualité qui est d’ailleurs mieux que cela : un précis de l’histoire même d’une contrée vierge où un patriarche protestant mène paître son troupeau, bêtes et enfants. Le type de la vieille dame, née Malebranche, Mme Van Dever, qui ne parle plus parce qu’elle commence à entendre Dieu, est une belle chose. Ce tout petit livre est écrit dans une grande écriture, un style un peu biblique dont la poésie évoque les verts pâturages du début du monde. Maintenant il ne plaira pas à tous les… protestants, car il contient un type de juif vraiment terrible, le juif d’autrefois, le spéculateur, en face du… cultivateur, le chercheur, l’Esprit de l’or, fouillant et blessant la terre en face de ceux qui osaient à peine la tondre pieusement, l’ennemi né de toutes les races simples. Ce juif, extorquant une contrée à l’aide de vilains papiers qu’il fait signer à des gens qui ne savent lire que dans la bible, est un bien redoutable fléau. Espérons que les Boers de maintenant vont en trouver d’autres, qui leur vendront des fusils pour conserver la terre, les pâturages, et l’or, par-dessus le marché.

Un Boer est un colon blanc d’Afrique du sud.

La Prisonnière* (Flammarion)

Mercure de décembre 1900, pages 792-793

Voici un beau livre, un livre qui ne sacrifie rien à personne et ils sont rares, ceux-là ! Il est écrit intérieurement. C’est un héros qui aurait l’air simplement d’un homme et qui passe, habillé du vêtement jaune de l’impudique publicité ; il daigne passer, ce livre, allant vers une mystérieuse gloire, car peu le comprendront, tant il est semblable, d’apparence, à un roman d’amour quelconque. Il semble, ce pauvre roman d’amour, une mélopée plus poétique et plus soignée dans ses assonances, et ces dissonances voulues, que les histoires poétiques ordinaires. C’est le drame le plus sombre, le plus poignant de tous les drames humains.

Si j’entreprends de le développer, je vais l’abîmer et d’autre part si je ne vous en dis rien, vous croiriez peut-être que je n’ai pas su le lire. Or, il faut savoir ce livre par cœur. Il contient toutes les pulsations d’un cœur. La prisonnière est en prison dans le cachot noir de sa volonté. C’est une femme naïve et douce, aimante comme une vraie femme, elle n’a ni plus de défaut ni plus de qualité qu’une autre petite femme aimante et douce, mais elle a cette sinistre religion du renoncement qui est faite d’atavismes catholiques et aussi de faiblesse issue des siècles de servitudes pour les honnêtes femmes dupes de grands mots. Cette femme aime ou croit aimer tendrement son mari et lui l’aime éperdument, c’est-à-dire égoïstement. Il a d’ailleurs bien raison de l’aimer ainsi, puisqu’il la gardera toujours rivée à sa propre chaîne. Et l’autre amour survient, un n’importe qui destiné à être le préféré, peut-être celui qui vient du fond des races avec l’anneau d’un serpent autour de lui ! Elle l’aime et ce n’est pas sa faute, elle avoue par tous ses gestes, par tous ses mots, par ses plus secrètes pensées qui sortent d’elle malgré elle comme des fleurettes pâles ou vives poussant des fentes d’un mur, et son mari comprend. Il est jaloux, il est furieux, il pleure, il pardonne, car jamais la pauvre femme ne le trompera ; elle est entre l’amour qui vous aime et l’amour qu’on aime, entre la destinée et sa volonté. Elle ne peut ni ne doit écraser qui fut bon, si bon pour elle, et elle sent que si l’autre ne peut ni ne doit la prendre avec autorité, c’est qu’il la possède déjà tout entière depuis que le monde est monde. L’autre se marie, la vie a de ces petites exigences : « tu n’as pas voulu de moi, je m’en vais avec mon regret que je vais faire fructifier dans les bras d’une plus dévouée. » Et la petite épouse docile conserve son air de ne penser à rien ; elle pense à lui toujours, dans toutes ses actions. Quand elle est au jardin et qu’elle arrose des plates-bandes, c’est sur la tombe de son amour qu’elle pleure et elle embrasse doucement le souvenir de sa bouche sur celle de son mari. Ils font un ménage uni et modèle. Puis peu à peu la langueur courbe la petite tige si droite qui a essayé de résister au vent d’orage ; ce que ne pouvait le coup de foudre, l’ennui, cette menue monnaie du désespoir, le réalise. Elle s’efforce de mourir sans faire trop de peine à son mari et lui s’efforce de la sauver, car il suppose qu’elle oubliera. Ce ne sera que lui qui cessera de penser. Il se croira un homme bon, miséricordieux, un très grand philosophe daignant accomplir son devoir de miséricorde… la miséricorde est un poignard qui entre dans la gorge et vous étouffé. Elle est sauvée, la pauvre femme, elle est guérie… oui, on ne se guérit jamais d’avoir manqué sa destinée, la destinée serait-elle de commettre le pire des crimes. Toute femme qui manque au devoir professionnel de la ruse, du mensonge et de l’adultère n’est jamais estimée par son époux, et ce mari qu’on a trompé par omission lui en veut, au fond, d’avoir été une faible devant la force, une petite fille devant un préjugé de vaine morale… Jusqu’au jour où, songeant que sa femme n’est, en somme, capable de rien et ne pense pas, il découvre des lettres derrière de vieux livres, une lettre constatant la passion, la vraie passion… que l’héroïque enfant est arrivée à étouffer avec ses sanglots, à oublier complètement en mourant d’heure en heure pour celui qui, sachant tout, n’a pas eu le courage, le seul courage de délivrer la prisonnière. Sur ce livre planent les ailes lourdes et menaçantes de la fatalité. Ce n’est de la faute de personne, mais il sue un vice nouveau : le vice du renoncement, qui est le contraire de la nature et de la vérité. Quiconque tue le bonheur en sa personne est un criminel et celui qui enchaîne l’amour détruit mystérieusement un être qui demandait à vivre. Il y a des enfants qui ne vivront jamais… ceux-là étaient nos enfants. Honte à ceux qui les empêchèrent de naître.