Léon Bloy
La Femme pauvre▼ — Le Mendiant ingrat▼▼ — Je m’accuse…▼▼▼
La Femme Pauvre, épisode contemporain (Mercure)
Mercure de juillet 1897, pages 147-149
L’histoire sombre de quelques parias racontée par un paria, car, en France, nous n’avons pas d’autre titre pour désigner un homme de génie. Une femme de bien, de celles que l’Écriture appellerait la véritable femme forte, si nous vivions en des temps bibliques, s’essaye à demeurer honnête dans des milieux infectés de tous les vices de la voyoucratie parisienne. En des images d’une férocité toujours neuve et qui atteignent souvent au comique, macabrement et ironiquement, peut-être naïvement, oserais-je dire, Léon Bloy décrit ces milieux comme s’il les voyait du haut d’un ciel rempli de foudres. Je ne pense pas que jamais il verra juste : pourtant, s’il voit divin doit-on lui en faire le reproche ? N’aurait-il pas en plus tout ce que nous aurons éternellement en moins ? Le génie, est-ce autre chose que… réaliser Dieu ? Octave Mirbeau a déclaré quelques belles vérités touchant l’auteur de la Femme Pauvre, et je ne vais pas répéter, après lui, que le principal défaut des grands confrères est de ne pas savoir se mesurer l’estime entre eux. Je voudrais, seulement, parler ici de la conviction religieuse de Bloy, question délicate et importante, car, si on accorde la foi au Paria que nous savons, on explique, du même mot, toute sa vie. J’ai lu la Femme Pauvre avec humilité, c’est-à-dire je l’ai lue en dehors des préoccupations du métier, puisque je n’avais pas la prétention d’y rencontrer des erreurs de langue. J’ai donc suivi les étapes de ce chemin de croix de toutes les pures passions en tâchant de m’isoler de la malice du siècle. Or, il ne m’a pas semblé possible d’écrire ce livre, d’encourir jusqu’à certains ridicules, de fausser certaines règles de l’harmonie dans la composition du poème pour obtenir un effet plus sûr d’intensité religieuse, sans que l’auteur pût croire sincèrement à son don d’apostolat. J’écris que le génie réalise Dieu ; je ne suis pas sûre que la glorification de ce génie suffise à la joie d’écrire de Bloy. A-t-on jamais songé à ce que Léon Bloy aurait pu obtenir de billets de banque en faisant les livres probes et malsains que font tous les écrivains de nos jours ? A-t-on calculé la somme d’estime qu’il aurait pu voler en pratiquant avec dignité le sport de la nouvelle sentimentale et terre à terre ? Possédant un outil merveilleux, il lui était très facile de le mettre au service de sa cause de littérateur et non de l’Autre Cause, qui est celle, selon lui, pour laquelle il fut créé. J’ai entendu raconter que Léon Bloy avait eu besoin d’argent : je me rends compte, jusqu’à l’évidence, qu’il détient la pierre philosophale. Il lui suffit de toucher à un sujet humain pour le transmuer en fontaine d’or jaillissante, et il dédaigne le sujet humain « Je marche dans l’Absolu ! », dit-il[1]. Épouvantable orgueil ! s’écrie-t-on parmi les confrères habitués à marcher dans tout autre chose. Mais ne serait-ce pas, au contraire, que nous nous trouvons devant une abnégation chrétienne ? Et cette violence affolée de pamphlétaire ne viendrait-elle pas de ce qu’ayant condamné son Pégase (autre Pégase chez l’équarrisseur, Monsieur de Groux2 !) à tourner, les yeux bandés, la Noria du catholicisme, l’animal, trop ailé encore pour cette géhenne, se mettrait à ruer et à se cabrer sous les coups de fouets furieux de la plus admirable des consciences ? Léon Bloy, se soumettant, lui, homme violent, passionné, pétri de tous les limons, juste pouvant pêcher sept fois le jour comme tous les justes, au joug d’une religion abominablement meurtrière, préférant le désespoir des siens, les perpétuelles tortures de la médiocrité, l’isolement, la boue, tout enfin à la prostitution de sa croyance, ne serait-il pas mieux un saint… qu’un cas pathologique ? Maintenant, je vais ajouter une grosse bêtise : n’y aurait-il pas, vraiment, quelque force supérieure à celle que nous dénommons génie et qui susciterait de tels hommes, de folle apparence, parce que nous ne pouvons pas les humainement expliquer ? Il me vexe prodigieusement d’avouer que devant ce chapitre de la Femme Pauvre qui s’appelle : la belle heure des noces, j’ai senti la présence du surnaturel. Comme tous les écrivains impurs et très imparfaits, comme tous les êtres errant, sans doute, dans les, ténèbres extérieures, je rêve d’une chose qui serait parfaite et pure, et, l’ayant trouvée, je ne veux plus que ce soit, seulement, un écrivain, un de mes frères qui l’ait écrite ; ma jalousie me souffle qu’il faut chercher plus haut qu’un homme. Ou Léon Bloy invente Dieu, ou c’est Dieu qui l’invente. Choisissez.
Le sixième tome (1910-1912) du Journal de Léon Bloy aura pour titre Le Pèlerin de l’absolu. Il a été imprimé pour le Mercure à la fin du mois de juin 1914 et est peut-être paru en juillet, ce qui n’était pas une bonne idée.
Le peintre et sculpteur belge Henry de Groux (1866-1930), était particulièrement apprécié de Léon Bloy. Pégase chez l’équarisseur est une des trois lithographies d’Henry de Groux de 1893 destinées au recueil de récits par Léon Bloy de la guerre de 1870, Sueur de sang, paru chez Dentu la même année. Pégase était le cheval ailé du dieu Mercure. Le premier logo du Mercure de France a été dessiné par Léon Bloy. La Correspondance entre Léon Bloy et Henry de Groux est parue chez Grasset en 1947 (351 pages).
Le Mendiant ingrat (Mercure)
Mercure de juin 1898, pages 935-941
Voici un livre et voici un homme.
Un trésor et un pauvre.
Le livre dépasse toute littérature. L’homme est en marge de la vie.
Généralement, on nous offre des romans et des romanciers, des parodies de l’existence ou du rêve, signées par des par des pantins bien articulés qui n’oublient qu’une chose dans leur histoire : nous montrer leur âme.
Cette fois, il s’agit d’une confession réelle, si on doit appeler confession la relation, jour à jour, de quatre années d’une vie absolument honnête, selon les lois venant d’un peu plus loin que celles qui régissent la société actuelle.
Je ne viens pas défendre la cause de Léon Bloy, l’auteur du Désespéré. Ma conscience m’ordonnerait, plutôt, de défendre ses juges, car je les sens autrement malheureux que lui.
Je connais à peine Léon Bloy, je n’eus jamais l’honneur ni de lui faire du bien ni de lui faire du mal. Comme il me l’a dit lui-même : pour lui tendre la main il me faudrait devenir adultère à un démon… parce que je suis dans l’obscurité et qu’il est dans la lumière, ajouterai-je sans orgueil et sans modestie, mais il m’apparaît, fort clairement, que cet homme a raison.
Je ne vais pas me gêner pour le dire.
Il a raison, parce qu’il a un point de départ divin.
Au lieu d’être un idéal terrestre, un simple idéal d’art et de succès mondain, son but est Dieu, l’Absolu[1].
Ne pouvant pas admettre un Dieu, je ne discuterai pas les raisons qu’il a d’y croire, mais je suis certaine qu’il y croit et cela me suffit pour l’admettre lui-même comme un être chargé de représenter… ce Dieu, c’est-à-dire, l’Absolu.
Il faut lire attentivement le Mendiant ingrat et réfléchir, entre chaque paragraphe, pour arriver à comprendre, à surprendre l’âme de cet homme, de celui qu’on a la coutume de mépriser ouvertement dans la grande presse et quelquefois dans la petite.
Cette âme est une âme d’enfant. Elle peut pécher, succomber à des tentations, à des vertiges ; elle restera blanche.
Oh ! je sais bien que je vais faire bondir de très braves gens, d’honnêtes gens, et que plusieurs d’entre eux, que je m’honore d’avoir pour amis (a-t-on des amis ?) s’imagineront que c’est une pose de ma part et que je ne trouve de plaisir qu’à l’étude des monstres.
Mais j’ai assez vécu pour oser répondre que je me défie des opinions universelles. Un homme qui a contre lui tous les hommes, surtout ses meilleurs amis (on n’a jamais d’amis) doit être plus près de la vérité que les autres.
Surtout quand il n’est pas le héros selon le monde.
C’est peut-être amusant d’être Ravachol ou le tsigane de Clara Ward[2], mais cela me semble douloureux d’être Bloy, un criminel sans crime, c’est-à-dire sans excuse !
Ce devait être absolument douloureux d’être Jésus-Christ.
Examinons l’œuvre du Mendiant ingrat.
Je ne connais pas de livre enrichi d’une plus haute morale. Il est bien humain par la violence des aveux et il est divin par l’amour qui s’en dégage. L’amour infini sous toutes ses formes, amour de sa patrie (oui), de sa femme, de ses enfants, de l’âme de son prochain (les exquises remontrances à Henry de Groux !) et enfin, la plus terrible façon d’aimer sous son plus terrible masque : la haine ! La haine des mauvais prêtres, la haine des marchands du temple, des Juifs, la haine des mauvaises œuvres écrites ou parlées, le désir du beau poussé jusqu’à la folie furieuse en présence du détail vil ou seulement ridicule.
L’absolu partout !
Je ne veux pas louer la langue de Bloy, c’est inutile, on la connaît, si belle, si pure, si véhémente, si simple qu’elle approche de celle des Écritures. Je ne discuterai point le tourment spontané de certaines phrases, devenues légendaires, serpent tentateur enroulé autour d’un cœur trop flambant d’horreur ou de volupté. Je ne veux chercher au milieu de toutes ces richesses que la plus précieuse à mes yeux : la solidité de sa foi, trempée comme une épée au feu des forges.
Léon Bloy eut à choisir, dans la vie des lettres, entre la prostitution perpétuelle et l’éternelle indigence : il a mendié.
Au frisson que me donne ce mot : mendier, je devine quelle fut la lutte de cet homme contre son orgueil, cet homme né, vraiment, pour qu’on lui apportât les clés de la ville sur un plat d’or. Il eut foi d’abord en lui, foi sublime qui transporte les montagnes, il sut le secret du verbe, le charme, il sut dompter par la parole et le regard, il se trouva fort de sa seule force humaine, en eut l’orgueil. Il fut jeune, aimé, admiré, craint et… devint tout de suite pauvre. Serait-on empereur, on est toujours si pauvre devant son rêve de gloire !
Demi-fortune ou demi-misère. Voilà le choix de la terre. Il a préféré le choix du ciel et a mendié.
« Je suis dans la main de Dieu ! »
Pense-t-on que cela soit arrivé sans combat, sans déchirement, et des gens prétendent que cela dut l’amuser ! Tous les valets d’écurie de la presse française (il en est de chambre, ceux-là sont décorés) déclarent qu’il a joué un rôle et volé sa réputation de pauvre.
J’ai beau me tâter je ne me découvre pas d’appétit ni pour ce rôle ni pour cette réputation, et j’ai cependant la conviction que je possède une assez jolie collection de mauvais instincts à développer.
Léon Bloy vit avec sa femme, une femme légitime (c’est moins intéressant que de vivre avec la dernière des putains, je l’avoue, mais on fait ce qu’on peut quand on n’est pas de la grande presse !) Cette femme, une véritable création d’Ibsen, dont il nous communique les réflexions douces, les clairs aphorismes, les mots vraiment surnaturels, les pressentiments mystérieux, qui parsèment son livre comme de lumineuses fleurs, aurait eu de la joie en voyant son mari honoré, aimé, riche, et de ce qu’elle demeure debout à côté de lui, ne se plaignant ni ne pleurant, n’est-ce pas un signe, entre tous les signes, que son époux ne peut être un histrion ? L’amour pur et fidèle est la caution de la réelle puissance d’un homme. Comédie aussi, hein, que d’avoir perdu leurs deux enfants, morts d’un peu plus que de misère, c’est-à-dire de médiocrité.
Il y a de quoi, vous savez, marteler ses phrases au front des gens, quand on a eu la poitrine sur une telle enclume.
Pourquoi n’a-t-il pas voulu mentir et ne ment-il pas à son art, celui qui pourrait mentir si facilement à sa foi ?
Lisez ses impressions de dégoût au sujet de ses nouvelles du Gil Blas3 ! Il a essayé de ce genre de prostitution : vendre sa plume pour parler des mauvaises passions de ce monde. Pourquoi n’a-t-il pas eu envie de continuer ? Pourquoi n’a-t-il pas su gagner honnêtement sa vie et celle de sa famille, comme tous les honnêtes gens qui écrivent ? C’est que lorsqu’on a souci de l’absolu il est impossible de gagner honnêtement sa vie dans la presse actuelle. Tout ce qu’on peut faire, c’est crever de faim. Ceux qui ne crèvent pas de faim volent ou se prostituent. Tous ! je voudrais graver cela en lettres d’un pied sur le seuil du temple littéraire… et en fournir les preuves aux archives du dit temple ! « Vous qui entrez ici, laissez toute espérance… de demeurer un honnête homme dans le sens absolu du mot. »
Bloy a préféré mendier.
Maintenant que cela l’amuse, j’en doute.
Mais je ne le plains pas. Sa consolation est dans sa croyance affermie par le malheur. Il ne se trompe plus. La preuve de la bonté de sa morale, il l’a dans son génie. Il est très pur, très sain et très saint.
Le juste péchant sept fois le jour, je n’entends pas que Léon Bloy soit en dehors de l’humanité. Je pense seulement qu’il n’a ni les névroses, ni les vices dont nous sommes tous infectés, plus ou moins, et je ne m’étonne pas qu’il nous scandalise : il est tellement d’un autre âge que nous et différent de nous !
Je viens au grief capital.
Il a refusé de se battre et il a perdu sa place de nouvelliste au Gil Blas (le pain du bordel, pour employer son expression concise). Il a défendu Laurent Tailhade… qu’il n’avait pas besoin de défendre (et je jure bien qu’à ce moment-là, personne n’avait envie de défendre Tailhade dans l’estimable presse que l’on sait). J’ai assisté à ce conflit entre pantins aux articulations huilées par l’habitude des cérémonies sociales. Je vous assure que le fond n’était pas aussi joli que la forme des gestes. Depuis longtemps, Léon Bloy, « le chien enragé » (style Fernand Xau), les embêtait ferme et on cherchait à le prendre au piège de son honneur à lui, son honneur n’ayant pas cours à la Bourse. C’était tellement facile à réussir ce petit tour mondain, que Tailhade (et moi-même) nous avons eu nos mouvements de révolte mondaine. Nous avons tous une si bonne éducation… Ah ! elle est propre notre éducation !… Léon Bloy est dur pour mon ami Laurent ! Je suis persuadée qu’aujourd’hui, Tailhade ayant lu son livre ne le juge pas comme nous le jugions, jadis, car moi aussi j’ai donné dans le piège. Bloy est un enfant de Dieu. Laurent Tailhade est fils de Vénus ! Il ne comprend que la beauté plastique. Il se bat et sourit ensuite à son meilleur ennemi ; il est avant tout pour la grâce. Bien au-dessus des journalistes qu’il voit volontiers (singulier caprice pour des minois d’antichambre), il leur serre la main… toujours prêt à rougir ses talons dans le sang de ceux qu’il dit préférer… Je l’approuve… au nom du sadisme. Faut l’admettre tel qu’il est… en fils de Vénus, ou l’envoyer au diable ! Il a de l’esprit.
Bloy n’a que de l’âme.
Les jugements de Pâris le laissent froid ! Et pourtant Bloy a tué des Prussiens, il les a tués cruellement en l’honneur du Dieu des armées. Il fut porté à l’ordre du jour de ces mêmes armées, en 70. On peut rechercher l’ordre du jour en question. Il existe.
J’ai rêvé, une nuit, que Léon Bloy se mettait à tuer, sans s’arrêter et sans « être arrêté ». Il assommait tous les journalistes influents de notre époque. C’était rudement beau. Mais ce n’était qu’un rêve ! Il est écrit : « Vous ne tuerez point ! » D’obéir à ce commandement, cet homme doit crever un peu tous les jours.
« Une pâle espérance venait. Il n’est pas possible, vraiment, que Dieu m’abandonne, car, enfin, quelles qu’aient été mes fautes, j’ai pratiqué la miséricorde souvent et même, quelquefois, jusqu’à l’héroïsme. Rien ne peut effacer cela. Puis je sais des choses que nul ne sait. Elles ne m’ont pas été montrées uniquement pour me faire souffrir !4 »
Quelle candeur et quelle douceur en ce violent, ému au point de se demander si la duperie divine va se continuer ! Ah ! Bloy, gravissez donc la montagne5 et regardez le royaume de Satan ! Tâchez de voir, à votre tour, que Satan ou Dieu sont synonymes ; en art, lumière ou ténèbres, ciel ou enfer cela se vaut dans l’absolu. Soyez « Dieu » vous-même, sans davantage vous humilier, et descendez pour tuer… ne fût-ce qu’une fois, en une seule égratignure, signez le pacte avec le sang des adversaires ou de votre propre sang et que les royaumes de ce monde vous appartiennent ! Nous n’avons pas besoin d’autre religion que celle du génie… Mais nous avons besoin de croire que son règne arrive…
Oui, Léon Bloy confesse humblement qu’il eut toujours besoin d’argent. Beaucoup l’ont obligé et il dut être ingrat… à cause de l’absolu6. Entendons-nous bien : parce qu’un camarade nous prête quarante francs, faut-il lui rendre, en échange, l’assurance qu’il a du génie ? (Ça ne s’achète pas quarante francs, le génie !) Non, il n’existe pas de loi sociale ou humaine qui oblige, surtout quand c’est Bloy, jusqu’à ce degré de servilité. « Je vous remercie de tout mon cœur pour les quarante francs… mais je donnerais tout votre bazar napoléonien, ô d’Esparbès7 ! pour treize sous », et il n’a pas dit cela… il l’a pensé comme je le pense.
Les amis de Bloy l’ont déçu. Quels sont les amis qui ne nous déçoivent pas ? Moi, je passe mon temps à reconnaître que mes meilleurs camarades (je n’ai pas d’amis, heureusement !) me trahissent ou ne me défendent pas, ce qui revient au même dans l’absolu ! Je suis fort aise que quelqu’un prenne l’audace d’avouer la vanité des amitiés des lettrés et déclare que lorsqu’on nous rend un service, on attend de nous le paiement immédiat, or, argent ou louange, de ce service… à moins qu’on ne profite de votre reconnaissance pour vous voler un livre rare.
Et cependant, comme l’auteur du Désespéré a bien l’intelligence de voir, en une phrase, la beauté des talents qu’il aime, malgré lui, au point de les désirer trop parfaits ! Méditez celle-ci sur Remy de Gourmont : « … Gourmont est le solitaire des glaciers roses !8 » Est-ce fin, d’une merveilleuse divination, si peu méchant… caressant presque ! On perçoit le soupir de regret : « Comment, arrivé si haut, cet esprit si remarquable peut-il demeurer terrestre, par conséquent diabolique… et servir deux maîtres ! »
Et il trépigne de sentir l’enfer dans les livres de Huysmans, l’enfer intérieur : l’ironie, et il constate que celui-là possède la puissance d’apporter des ténèbres sous le bleu manteau de la Vierge. Il les aime, et il les gronde formidablement. Ce sont ses pauvres, à lui, les vrais pauvres auxquels ce riche de trop de foi fait l’aumône d’un avertissement céleste.
L’ironie est le masque de Satan. Il a horreur de la blague et ne comprend que le renoncement… ou la colère.
Car il sait que la vie est tragique, lui !… et n’est pas ce qu’un vain peuple de jouisseurs pense…
Il s’est aperçu que, bien réellement, sous les masques d’ironiques ou de Mécènes, il n’y avait que l’indifférence et il ne peut pas la supporter. Bien réellement s’est épaissie autour de lui la fameuse conspiration du silence que Bergerat traite de mythe. Tous ceux qui lui expriment leur admiration, à voix basse, dans des lettres de snobs, n’ont pas le courage de la crier plus haut, et chose abominable, il sent que c’est son besoin de vivre qui le rend inapte à vivre et l’éloigne de tous les banquets !…
Oh ! leurs banquets pour se congratuler de n’avoir que du talent, alors que le génie crève de faim !… Leurs banquets à dix lignes de copie par tête !… Leurs banquets à propos de tout et de rien, leurs manifestations, leurs listes de signatures de signatures déjà si souvent appliquées sur des faux et jetant dans la circulation ce faux en écriture publique qui est une menteuse renommée, leurs associations de filous, leurs syndicats pour l’entreprise du néant, tous leurs ridicules désirs de témoigner, n’importe comment, qu’ils sont ! Ils signent, ils signent toujours, on ferait des volumes avec les seules pages de leur signature qui deviennent connues à force d’être ignorées : ils n’écrivent pas : ils signent, pour un juif qui se noie, pour une opération de banque ou une opération chirurgicale, pour la jupe d’une danseuse qu’on a oublié de solder, pour la mort d’un clown ou le désespoir d’un sculpteur qui ne peut vendre sa statue que vingt mille francs !… Ils signent… et personne ne pense que si le mendiant ingrat mendie, c’est qu’en France les œuvres de génie signées par Léon Bloy ne se vendent pas à dix mille exemplaires !
« Bloy nous a embêté… s’écrie quelqu’un derrière mon épaule, il a d’abord toujours besoin d’un louis et ensuite, il ne se contente pas de taper, il mord !… »
Est-on bien certain de ne pas être embêté pour de moins belles causes ?…
Je connais, dans la grande presse, un Monsieur qui a volé (preuves à l’appui) le plus vil des pleutres (il ne se bat pas non plus, celui-là, mais pour d’autre raison que sa religion : personne ne veut croiser le fer avec lui), un être dangereux : diffame tous les jours, tous les soirs, toute les nuits, sans se reposer, sans respirer, c’est une fontaine de bave. De plus, si on tient à un brevet de moralité moderne, il se prostitue, tantôt à des femmes, tantôt à des hommes (toute la lyre) ! Il est laid, il est rosse, pas du tout spirituel, d’un talent médiocre.
Ceux qui n’ont pas besoin de « chiens enragés » chez eux (style Fernand Xau), de chiens enragés par la misère ou les coups, choient et flattent ce misérable, doublement misérable, il gagne de l’argent. Bizarre anomalie. Toujours les deux poids et les deux mesures !
Je propose ceci : puisqu’on aime les morsures au point d’aiguiser chaque jour les dents de ce valet, de tous les valets des écuries d’Augias, ne pourrait-on offrir le pain qu’il vole, honnêtement, à ce chien enragé de Léon Bloy ?
Ce serait logique.
Seulement, voilà… Léon Bloy essaierait probablement de nettoyer les écuries en question.
Tandis que l’autre :
Il en remet ! selon le mot célébre de Barbey d’Aurevilly.
Alors, il faut crever de faim… ou descendre de la montagne pour tuer… car le Seigneur a dit aussi :
Tu soumettras les infidèles par le fer et le feu.
le sixième tome du journal de Léon Bloy, couvrant les périodes 1910-1912 aura pour titre Le Pèlerin de l’absolu (411 pages). Il paraîtra au Mercure en juin 1914.
2. L’Américaine Clara Ward (1873-1916), épouse d’un prince belge, a eu comme amant, vers la fin de 1896, Jancsi Rigó, tzigane violoniste chez Maxim’s. Une procédure de divorce ultra-rapide a abouti au début de février suivant. Après une tournée à l’étranger, Clara Ward se produit, quasi-nue, aux Folies Bergère, dans un spectacle rapidement interdit. Le scandale, qui passionne la presse, est soudain amplifié cette année 1898 par l’annonce (fausse) de la mort de l’artiste, qui ressuscite bientôt…
3. Les Histoires désobligeantes, qui sont parues dans le Gil Blas entre 1892 et 1895. Avant cela, de décembre 1888 à février 1889, Léon Bloy avait publié quelques chroniques dans ce même Gil Blas. Voir l’article de Pierre Ancery dans RetroNews : « Les Histoires désobligeantes, qui sont parues au Gil Blas entre 1892 et 1895. Avant cela, de décembre 1888 à février 1889, Léon Bloy avait publié quelques chroniques dans ce même Gil Blas. Voir l’article de Pierre Ancery dans RetroNews : « Léon Bloy, chroniqueur fulminant chez Gil Blas », qui nous signale aussi : Bloy journaliste, Chroniques et pamphlets, textes choisis et présentés par Pierre Glaudes, GF Flammarion, 2019.
4. Dimanche de Pâques 18 avril 1892, page 35 de l’édition Mercure de 1898.
5. Rachilde ignore encore, évidemment, qu’en 1911 le Mercure publiera le cinquième tome du Journal de Léon Bloy qui aura pour titre Le Vieux de la montagne et couvrira les années 1907-1910.
6. Même remarque, après Le Vieux de la montagne, Léon Bloy publiera au Mercure en 1914 Le Pèlerin de l’absolu, sixième tome de son Journal, 1910-1912.
7. Georges d’Esparbès (1863-1944), romancier d’inspiration militaire.
8. Dans une lettre à Paul Adam datée du trois septembre 1893, Léon Bloy se plaint de son peu de notoriété et que peu d’articles soient écrits sur son œuvre, et aussi qu’on ne lui en commande aucun : « On ne veut pas d’un personnage qui profère l’Absolu, fût-ce dans un clairon d’or. Vous êtes, je crois, parmi les rares qui peuvent comprendre. […] / Donc, voulez-vous ou pouvez-vous me faire l’aumône d’un peu de cette justice dont je brûle pour tant d’autres ? Vous recevrez mon livre demain. / Ma situation d’ennemi m’interdit toute imploration d’articles, et vous êtes, après Lemonnier, mon ami ancien, le seul à qui je veuille demander un tel service. Où serait donc le troisième ? / Il y a bien de Gourmont qui pourrait marcher, et qui marchera peut-être. Mais c’est un solitaire des glaciers roses, qui ne fait que ce qu’il lui plait de faire. »
Lien Gallica.
Ce compte rendu ne fait pas partie de la rubrique des « Romans » mais des « Variétés », qui traite, en seconde partie, des Faux inédits de Stendhal par Raphaël Mairoi, sujet qui ne sera pas traité ici.
On peut aussi noter que ce même numéro du Mercure accueille, pages 705-722, le troisième « Essai » d’un Paul Léautaud de 22 ans.
Ce Mendiant ingrat est le titre du premier volume du journal de Léon Bloy, couvrant la période de février 1892 à novembre 1895. Ce premier tome a été publié conjointement par l’éditeur belge Edmond Demain et par le Mercure de France cette année 1898. Le Journal de Léon Bloy comprendra huit tomes, jusqu’à sa mort en novembre 1917 dans une édition très lacunaire. L’édition de référence actuelle, bien plus complète, est celle de L’Âge d’homme (fin des années 1990), en partie épuisée mais en totalité hors de prix (78 €uros le volume). Cette édition semble s’être arrêtée avec l’année 1911, publiée en 2013.
Je m’accuse… (Maison d’art)
Mercure de novembre 1900, pages 489-490
À l’heure où il va être nouveau question des différents procès de l’Affaire, il serait peut-être amusant, sinon absolument de bon goût, de déguster l’apéritif des plus amers que verse l’effrayant moine flagellant qui se nomme Léon Bloy au non moins effrayant frère prêcheur qui s’appelle Émile Zola. Je crois bien qu’il n’y a guère que Dieu aux écoutes… selon le vœu sacré de l’auteur ; mais parler, avec le don de foi, en présence de l’Unique est une chose extraordinaire méritant d’être signalée. Je n’ai pas qualité pour juger un jugement en dernier ressort. Je me borne à prier tous mes lecteurs, petits et grands, d’acheter ce pamphlet destiné à devenir sous peu très rare et très cher. Vous trouverez là-dedans une satire de Fécondité, impossible à analyser, parce que l’esprit qui fait éclater des pierres et se rouler des squelettes entre deux linceuls ne peut pas se rendre, sinon en la langue de son inventeur. De temps à autre le balai du père Ubu se promène sur quelques visages, et Bloy est bien content, semble-t-il, d’avoir trouvé une nouvelle rime, sinon une raison, à la rivière de l’Erdre ! On met en pilori, le long du torrent… d’autre chose, une collection de copieux salauds, pour employer l’expression chère à Georges Eekhoud, dans laquelle collection il est, d’ailleurs, fort désagréable de rencontrer ses meilleurs amis. Bloy continue à être le naïf que l’on sait. Il dit toute la vérité selon son évangile. Et puis il dédie, très naïvement, son pamphlet à un pamphlétaire de bonne compagnie : Octave Mirbeau[1]. Je crois que si Mirbeau la trouve mauvaise il y aura de quoi. On n’aime pas toujours à être compromis par des évangélistes quand on est au mieux avec des femmes de chambre ! (50 mille exemplaires, voir la dernière page des revues respectables). Ah ! mon vieux Bloy, la vérité ça se tire si difficilement. Elle d’abord, et son miroir ensuite… c’est si fragile à l’épreuve ! Maintenant je vous dois quelque chose et je vais vous le rendre. Très généreusement, vous aviez voulu me dédier jadis votre volume parce que nous fîmes à la même minute quoique à des centaines de lieues de distance, à peu près le même article sur Émile Zola. Vous, dans la langue de Dieu, moi dans la langue du diable. Vous êtes pauvre ; n’ayant que vos livres, trésors inestimables, vous les donnez aux pauvres… mais l’union des pauvres ce n’est pas la force, hélas ! j’ai refusé pour vous laisser libre, justement, de frapper un grand coup à une porte plus cochère que la mienne. Je ne doute pas, moi, de la générosité de Mirbeau, si je n’aime guère sa dernière œuvre2, et je suis certain qu’il vous fera le bon article, sévère peut-être, mais juste, qu’il est seul capable de vous faire. En attendant, Bloy, je tiens à vous dire publiquement que je n’ai jamais peur d’avouer bien haut mes sympathies littéraires et que je revendique toujours ma place de bataille quand il en est temps. Je suis petit, mais je sais me faire tuer.
« À Octave Mirbeau, contempteur célèbre des faux artistes des faux grands hommes et des faux bonshommes ».
Rachilde n’écrit pas « roman » mais à part Le Journal d’une femme de chambre, qu’elle a aimé, l’œuvre précédente d’Octave Mirbeau est Le Jardin des supplices (1899), qu’on peut ne pas aimer.
En-têtes, culs-de-lampe et portrait de Léon Bloy.