Léon Bloy

La Femme Pauvre, épisode contemporain (Mercure)

Mercure de juillet 1897, pages 147-149

L’histoire sombre de quelques parias racontée par un paria, car, en France, nous n’avons pas d’autre titre pour désigner un homme de génie. Une femme de bien, de celles que l’Écriture appellerait la véritable femme forte, si nous vivions en des temps bibliques, s’essaye à demeurer honnête dans des milieux infectés de tous les vices de la voyoucratie parisienne. En des images d’une férocité toujours neuve et qui atteignent souvent au comique, macabrement et ironiquement, peut-être naïvement, oserais-je dire, Léon Bloy décrit ces milieux comme s’il les voyait du haut d’un ciel rempli de foudres. Je ne pense pas que jamais il verra juste : pourtant, s’il voit divin doit-on lui en faire le reproche ? N’aurait-il pas en plus tout ce que nous aurons éternellement en moins ? Le génie, est-ce autre chose que… réaliser Dieu ? Octave Mirbeau a déclaré quelques belles vérités touchant l’auteur de la Femme Pauvre, et je ne vais pas répéter, après lui, que le principal défaut des grands confrères est de ne pas savoir se mesurer l’estime entre eux. Je voudrais, seulement, parler ici de la conviction religieuse de Bloy, question délicate et importante, car, si on accorde la foi au Paria que nous savons, on explique, du même mot, toute sa vie. J’ai lu la Femme Pauvre avec humilité, c’est-à-dire je l’ai lue en dehors des préoccupations du métier, puisque je n’avais pas la prétention d’y rencontrer des erreurs de langue. J’ai donc suivi les étapes de ce chemin de croix de toutes les pures passions en tâchant de m’isoler de la malice du siècle. Or, il ne m’a pas semblé possible d’écrire ce livre, d’encourir jusqu’à certains ridicules, de fausser certaines règles de l’harmonie dans la composition du poème pour obtenir un effet plus sûr d’intensité religieuse, sans que l’auteur pût croire sincèrement à son don d’apostolat. J’écris que le génie réalise Dieu ; je ne suis pas sûre que la glorification de ce génie suffise à la joie d’écrire de Bloy. A-t-on jamais songé à ce que Léon Bloy aurait pu obtenir de billets de banque en faisant les livres probes et malsains que font tous les écrivains de nos jours ? A-t-on calculé la somme d’estime qu’il aurait pu voler en pratiquant avec dignité le sport de la nouvelle sentimentale et terre à terre ? Possédant un outil merveilleux, il lui était très facile de le mettre au service de sa cause de littérateur et non de l’Autre Cause, qui est celle, selon lui, pour laquelle il fut créé. J’ai entendu raconter que Léon Bloy avait eu besoin d’argent : je me rends compte, jusqu’à l’évidence, qu’il détient la pierre philosophale. Il lui suffit de toucher à un sujet humain pour le transmuer en fontaine d’or jaillissante, et il dédaigne le sujet humain « Je marche dans l’Absolu ! », dit-il1. Épouvantable orgueil ! s’écrie-t-on parmi les confrères habitués à marcher dans tout autre chose. Mais ne serait-ce pas, au contraire, que nous nous trouvons devant une abnégation chrétienne ? Et cette violence affolée de pamphlétaire ne viendrait-elle pas de ce qu’ayant condamné son Pégase (autre Pégase chez l’équarrisseur, Monsieur de Groux2 !) à tourner, les yeux bandés, la Noria du catholicisme, l’animal, trop ailé encore pour cette géhenne, se mettrait à ruer et à se cabrer sous les coups de fouets furieux de la plus admirable des consciences ? Léon Bloy, se soumettant, lui, homme violent, passionné, pétri de tous les limons, juste pouvant pêcher sept fois le jour comme tous les justes, au joug d’une religion abominablement meurtrière, préférant le désespoir des siens, les perpétuelles tortures de la médiocrité, l’isolement, la boue, tout enfin à la prostitution de sa croyance, ne serait-il pas mieux un saint… qu’un cas pathologique ? Maintenant, je vais ajouter une grosse bêtise : n’y aurait-il pas, vraiment, quelque force supérieure à celle que nous dénommons génie et qui susciterait de tels hommes, de folle apparence, parce que nous ne pouvons pas les humainement expliquer ? Il me vexe prodigieusement d’avouer que devant ce chapitre de la Femme Pauvre qui s’appelle : la belle heure des noces, j’ai senti la présence du surnaturel. Comme tous les écrivains impurs et très imparfaits, comme tous les êtres errant, sans doute, dans les, ténèbres extérieures, je rêve d’une chose qui serait parfaite et pure, et, l’ayant trouvée, je ne veux plus que ce soit, seulement, un écrivain, un de mes frères qui l’ait écrite ; ma jalousie me souffle qu’il faut chercher plus haut qu’un homme. Ou Léon Bloy invente Dieu, ou c’est Dieu qui l’invente. Choisissez.

  1. Le sixième tome (1910-1912) du Journal de Léon Bloy aura pour titre Le Pèlerin de l’absolu. Il a été imprimé pour le Mercure à la fin du mois de juin 1914 et est peut-être paru en juillet, ce qui n’était pas une bonne idée.

  2. Le peintre et sculpteur belge Henry de Groux (1866-1930), était particulièrement apprécié de Léon Bloy. Pégase chez l’équarisseur est une des trois lithographies d’Henry de Groux de 1893 destinées au recueil de récits par Léon Bloy de la guerre de 1870, Sueur de sang, paru chez Dentu la même année. Pégase était le cheval ailé du dieu Mercure. Le premier logo du Mercure de France a été dessiné par Léon Bloy. La Correspondance entre Léon Bloy et Henry de Groux est parue chez Grasset en 1947 (351 pages).