Remy de Gourmont
Les Chevaux de Diomède* (Mercure)
Mercure de juin 1897 page 566
Cette critique est la première de ce numéro, qui comporte 19 titres.
Les Chevaux de Diomède chez Gallica.
Remy de Gourmont[1], l’auteur des Chevaux de Diomède, ne serait-il pas le meilleur, le premier de nos écrivains sensualistes ? Oui, cet homme grave, érudit, philosophe, de calme aspect, que l’on rêve en une cellule froide, les reins ceints d’une corde, un peu moine, un peu alchimiste, parlant d’un ton réservé, ne se fâchant jamais, malgré l’ironie de sa phrase, et semblant toujours vous laisser le champ libre, sûr qu’il est de vous arrêter par un mot limpide, un mot profond vous donnant soif comme la subite découverte d’une source, cet homme qui sait tant de choses… (et s’il pouvait ne pas les savoir, il les devinerait si bien, ou les inventerait tellement mieux !) l’homme du Latin Mystique, du Pèlerin du Silence, des Proses moroses, de toutes les œuvres patientes, austères, le plus infatigable, le plus actif des fondateurs du Mercure de France, celui, peut-être à qui le Mercure doit de vivre originalement, l’écrivain qui revêt sa littérature d’une sorte de somptuosité liturgique, l’exquis dramaturge de Théodat, l’homme enfin très doux parce qu’il est proche de toutes les religions, ne serait-il pas aussi le diable ? J’entends le diable dans le sens que les petites filles entendent… Au galop souple et muet des symboliques Chevaux de Diomède, voici défiler toute une théorie de blanches jeunes femmes ; c’est un attelage délicat offert aux amateurs de belles races ; elles sont pétries de roses, de lis, de mauves, elles n’ont que très rarement des ceintures et encore… « fermées de petits camées pour fixer l’attention de l’œil[2] » sur leur nombril. Elles sont ingénues et fort compliquées. Elles parlent comme la Bible et leur père, Satan ! Elles sont pleines de grâces… et dévorées, rôties à point, par l’enfer des jolies luxures qui brûlent en répandant des parfums mystérieux. Où l’œuvre du Pervers se révélé le mieux, c’est en la pureté de leur geste. Elles ont toutes les connaissances approfondies de leurs pudeurs. À descendre dans le trouble de son écurie intime, Diomède n’éprouve point trop de remord. Il est conscient de leurs inconsciences savantes comme de toutes beautés. Il faut bien sertir et servir la beauté ! Il joue avec Fanette, qui sent bon la marjolaine et la Madeleine repentante, et s’il contribue, pour une minime somme d’excès, à sa mort, il sait adoucir cette mort par des propos de noble philosophie. Je ne ferai qu’un reproche à ces divines poupées : elles ont trop de liturgie pour de simples poupées, mais elles sont filles de l’auteur des Chevaux de Diomède et elles sentent les icônes sacerdotales. À pétrir des chairs de femme, on dirait que cet orfèvre qu’est Remy de Gourmont leur fait suer de l’encens et de la myrrhe, il a la religion de leurs sensualités ! (Un détail gai, au sujet de la mise en vente de ce nouveau livre : « Qu’est-ce que les Chevaux de Diomède ?» demande un libraire. « Des bêtes qui se nourrissaient de chair humaine » répond un employé du Mercure mal informé. « De chair humaine ! ça va s’enlever comme du pain ! » Textuel.)
Remy de Gourmont (1858-1915), romancier, journaliste et critique d’art, proche des symbolistes, figure majeure du Mercure de France. Paul Léautaud deviendra son intime.
Chapitre III, La Ceinture : « Quand Diomède entra, Fanette, nue, fraîche, tout adamique, les cheveux sur le dos, se promenait méditative, lisant à mi-voix un livre doux. Ayant baisé la bouche de son ami, bien cordialement, elle mit comme signet au livre doux un ruban de jarretelle qui traînait sur le divan, puis, d’une voix languide, dit : / — O Diomède ! Si vous saviez comme je suis mystique ! / — Il faut mettre une ceinture, Fanette, c’est plus chaste et aussi l’art désire que les femmes nues soient ornées d'une ceinture. Le signet du livre fera très bien. Là. Cela suffit, avec ce petit camée pour fixer l’attention de l’œil. Le nombril est le centre esthétique. La Nature l'ignore, mais l’Art le sait... »

