Octave Mirbeau
Journal d’une femme de chambre (Fasquelle)
Mercure d’octobre 1900, pages 183-186
« Le Concombre fugitif » (et non « baladeur ») fait partie d’un recueil de contes dans lesquels se trouve un autre titre : « Explosif et baladeur ».
Début du chapitre douze : « Il était tout de même joliment drôle et joliment vicieux, M. Xavier, avec sa figure chiffonnée, effrontée et toute blonde… Ah ! la petite canaille ! Vrai ! on peut dire de lui qu’il était de son époque… »
Paul Bourget, Cruelle énigme, Alphonse Lemerre 1885.
Octave Mirbeau est regardé, depuis longtemps, comme l’un de nos meilleurs journalistes. Primesautier, spirituel, combatif, doué d’un style rapide et amusant, il sait tirer l’épée aussi bien que la plume et les grandes causes ont besoin de l’avoir pour premier champion quand elles ne veulent pas tomber en disgrâce devant le public. Il est surtout, et d’une manière naïve, c’est-à-dire qui fleure bon la conviction, outrancier comme le meilleur mime ; il fait des gestes si violents qu’on comprend parfaitement les choses très ordinaires qu’il désire nous apprendre et, la plupart du temps, je suis certain qu’il aimerait mieux se fourrer le doigt dans l’œil que d’avouer qu’il s’est trompé. Son attitude dans l’Affaire a été celle d’un soldat courageux qui, passé caporal, puis officier, s’étourdit lui-même d’un pareil avancement et « gueule » des ordres non transmis. Il est devenu chef comme on deviendrait fou. En littérature, il a laissé les meilleurs souvenirs : le Calvaire, l’Abbé Jules, Sébastien Roch. Puis, sont arrivés ses articles, ses polémiques, le Jardin des supplices qu’on dirait écrit sur un pal trempé dans ce que vous savez, et des tas de choses à la fois étonnantes, gênantes et burlesques. Il y a aussi le Concombre baladeur[1], que je n’ai pas encore digéré, mais qui est bien la marque de ce particulier génie moderne. Un jardinier plante un concombre… et il ne le retrouve plus à la même place ! C’est à la fois effrayant et très réellement drôle, beaucoup plus drôle que toute la série des farces lugubres des auteurs gais. Cela ressemble à l’absurde d’Edgar Poe passant par la passoire d’un marmiton, mais cependant, ne l’oublions pas, c’est du génie. La série des imitations convaincues de Maeterlinck était moins curieuse, cependant cela servit à rendre la Belgique tout entière responsable des emprunts qu’on peut faire à Shakespeare… même en France, sous des pseudonymes variés. Enfin nous voici au point culminant de la « fortune d’Octave Mirbeau » : « le Journal d’une femme de chambre, un livre sans hypocrisie parce que c’est de la vie comme nous la comprenons, vous et moi », écrit son auteur dans une petite préface à Jules Huret, autre grand journaliste. Sacredieu ! Quelle existence ! Dans la seconde préface, on nous prévient que ce journal d’une femme de chambre, dont M. Mirbeau est le rédacteur pour seulement la ponctuation, est bien l’œuvre d’une demoiselle Céline R…, fort jolie… (« Je finis par céder car je suis homme après tout ».) L’auteur véritable, comme tous les gens de génie, aime la mystification. La vie, telle que M. Jules Huret daigne la comprendre selon les affirmations de M. Octave Mirbeau, se passe de cas de clinique en racontars datant du moyen-âge et en arriva à une altitude tellement concombre balladeur que ni les femmes de chambre ni les filles des meilleures maisons ne pourront y croire. Quand Mme Séverine nous raconte avec le ton larmoyant dont elle possède le secret que les officiers français, chassant dans les colonies, attirent les panthères en se servant de petites négresses comme appât, après, toutefois, les avoir ligotées sur des nids de fourmis pour qu’elles crient plus longtemps, nous sommes de très mauvaise humeur, mais pas du tout au sujet que l’on suppose. La vie, sans hypocrisie, que relate le journal de M. Mirbeau, me plonge dans une pareille humeur. Ça m’embête, positivement, et sans aucune hypocrisie, que le génie inventif d’un grand journaliste ne nous serve pas meilleur canard sauvage. La première fois que Mlle Céline R… entre en fonction, au moins dans la vie, c’est chez un vieux gâteux qui a la monomanie de la « petite bottine » L’histoire du Monsieur dont l’effusion amoureuse a besoin de pantoufle est le cas de clinique le plus rare et par conséquent le plus réédité dans les volumes médicaux fabriqués par les faux médecins (demander les Maladies de l’amour, les Dangers de Paris, les… etc… , voir à la quatrième page de certains journaux illustrés), et à côté du cas de la pantoufle il y en a un autre, encore moins couru, que je signale à Céline, celui du Monsieur tout nu, orné d’un plumeau postérieur, qui répète : « coq ou paon ! » et se suffit ainsi à lui-même. Selon M. Mirbeau, tous les bourgeois sont de ce tonneau de liqueurs fortes… pour collégiens. Et puis suivent les classiques histoires de viols commis par des gens, cochers ou palefreniers, qui lisent exclusivement la Libre parole. (Moi je veux bien, car je ne lis jamais la Libre parole… cependant ça me donne l’envie néfaste de la lire… histoire de chercher des sensations violentes.) Un certain Béroalde a dû fournir aussi toute une série d’anecdotes très fin de siècle, y compris le conte du saint sur l’église dont on coupe ce qui dépasse. C’est très amusant, seulement, pour de la vie de tous les jours, hum ! Au courant des aventures de Céline, il y en aura trois qui sont arrivées à René Maizeroy et le petit Xavier[2] ne me semble pas inconnu, au moins dans le monde romanesque. Ce qui est vraiment la meilleure partie du livre est le pamphlet. À ce moment critique des revendications sociales Céline a dû passer la plume (« Coq ou paon ! ») à M. Mirbeau. Là nous retrouvons le talent « âpre » et « vigoureux » de l’auteur de tous les articles fulminants que nous connaissons, (Je dis âpre et vigoureux d’après Céline.) Là, généreusement, sinon dans une forme éternelle, Céline-Mirbeau « engueule » Bourget et presque tous les littérateurs qui ne furent pas de son avis durant l’Affaire. Céline, poings sur la hanche, comme au marché aux poissons, demande à l’ineffable auteur de Cruelle énigme3 pourquoi « qu’il s’obstine » à vider des âmes au lieu de vider des pots de chambre. Au lieu de répondre qu’il préfère laisser cela au délicat écrivain qui se nomme Zola, le malheureux engueulé souffle « que la psychologie n’est point faite pour les petites gens ». Phrase admirable qui est certainement née sur les lèvres de Nietzsche ! Il fallait le flegme aristocratique d’un Allemand pour découvrir cette suprême vérité. En effet, ô Céline, la psychologie n’a rien à voir avec les gens de maison parce que, vous l’avouez vous-même, étant presque tous tarés par la servitude, c’est-à-dire la peur de froisser tel ou tel maître, ils ne risquent jamais la vérité complète. Les pots de chambre que l’on vide dans le journalisme, on les vide toujours sur ses ennemis personnels et cela, vraiment, entame un peu l’intégrité du geste. Maintenant il y a des descriptions touchant des ménages parisiens très connus. Sous couleur de nettoyer l’âme de ses contemporains, on remue tellement d’ordures que c’est à se boucher le nez. Je crois que si j’avais eu la bizarre idée de signer le manuscrit de Céline à la place de M. Mirbeau, on aurait appelé ça de la pornographie au lieu d’une étude de mœurs. Mais j’avoue humblement que, ne m’étant jamais, en littérature, occupé que d’amour, je n’aurais pas eu l’idée géniale de mêler des aphrodisiaques à de la politique, histoire de faire avaler les deux. Enfin, tout finit par un bon mariage : Céline épouse Joseph, le lecteur sadique de la Libre parole, et la morale est sauve. Il n’y a au monde qu’un mauvais livre de plus, correctement écrit, avec ingénuité, pour purifier les mœurs. Je ne doute pas de la bonne foi du traducteur de Céline, la femme de chambre, seulement, je lui dois mon avis de petit pornographe retiré des affaires : quand, sans hypocrisie, on fait un livre « cochon » bien ou mal écrit, on n’a qu’une excuse : nous offrir un piment inédit. Or, Céline, à part l’antisémite violeur et assassin de petite fille, n’a rien inventé, pas même le prurit de la délation, si commun chez les salariés de toutes les classes.