Culture de l’effacement

Nous vivons en un temps où nous voudrions tous, gens de gauche comme gens de droite, que tout soit parfait. Il y a quelque chose d’heureux à voir que quelles que soient nos divergences, un point — essentiel — au moins nous rapproche. Notre malheur vient que ce soit la façon d’atteindre cet idéal qui nous éloigne.

Qui nous éloigne largement parce que ce but est inatteignable, parce que l’homme idéal n’existe pas.

Prenons les grands hommes (Napoléon), les hommes ordinaires (Gérard Depardieu), les immenses écrivains (Céline), les écrivains ordinaires (Rachilde), nous voudrions qu’ils soient parfaits. C’est-à-dire pas des hommes. C’est justement ce qui coince dans notre raisonnement, nous voulons l’impossible.

Prenons la sécurité. Nous voulons traverser la rue, acheter un grille-pain, gravir l’Everest, en toute sécurité. Nous ne voulons pas être malades ; si nous le sommes nous ne voulons pas payer, si nous payons nous voulons être remboursés. En clair, nous ne voulons pas qu’un homme soit un homme (donc possiblement malade) ni que la vie soit ce qu’elle est (donc possiblement pas drôle). Nous refusons que les loups mangent les agneaux et que les chats mangent les souris, nous refusons la vie (et en même temps Tom et Jerry, ce qui est vraiment dommage).

Et nous voulons que les humains de génie comme les humains ordinaires soient exemplaires et irréprochables, bref nous refusons l’humanité.

On en refuse, des choses, dites donc !

Céline a-t-il tenu des propos abjects ? Oui. Recommencera-t-il ? Non. Est-ce le plus grand écrivain de la langue française ? Oui. On garde !

Et Rachilde ? petite bonne femme assez exceptionnelle, certes. Grand écrivain, non ; bon écrivain. Ils sont nombreux.

Comme beaucoup avec elle à la charnière du siècle, du temps de l’Affaire, elle s’est montrée odieuse. À ce compte-là il faudrait supprimer la moitié des écrivains français de ce temps. Ça ferait beaucoup et ce serait une assez considérable perte.

Mais ça compte pour quoi, l’avis de Rachilde concernant les Juifs. Mais on s’en fiche, des obsessions de Rachilde concernant les Juifs !

Nous lisons ses compte rendus qui n’ont de valeur que si on lit ceux, souvent différents, de ses confrères et cela nous suffit. Le reste, ses petites manies, chacun est assez adulte, assez humain, pour n’en pas tenir compte sans qu’une loi ou un mouvement de protestation nous dicte quoi penser d’elle. Car indépendamment d’être possiblement malade, c’est aussi cela, être un homme, savoir choisir et éliminer. Tout seul comme un grand.

Michel Courty
16/12/2023