Gustave Kahn

Le Roi fou (G. Havard fils)

Mercure de mai 1896 page 286

Le Roi fou. Avez-vous vu ces bijoux espagnols, ces lourds bracelets de fer, bleuis au feu de forge des manufactures d’armes de Tolède, ces métaux bruts dans lesquels, avec une minutieuse patience, un frappeur artiste incruste à coups redoublés des métaux plus précieux : l’or, le platine, l’argent et quelquefois, par un caprice qui est aussi un tour de force du forgeron, l’écrasement rutilant des plus dures pierres pouvant supporter, sans trop brunir, les ardeurs du brasier ? Ou bien, errant le long des allées d’une serre, avez-vous rencontré, crucifiées en des torsions savantes, sur la cotte de mailles d’un treillis de fils d’Archal les volutes d’orchidées rares dont les fleurs méchantes piquent comme d’étoiles pâles la sévérité de ce ciel d’acier ? C’est selon ces deux visions que je m’imagine l’œuvre de Gustave Kahn. On ne parte pas dans ce livre, où il n’est non plus d’alinéas que l’on ne fait aux femmes d’invités sur le seuil des mosquées, mais, pour celui qui lit un ouvrage bien mieux au nom de l’amour du travail qui l’inspira qu’à la seule fin de satisfaire sa curiosité des choses du romanesque, c’est une étude (le mot lecture n’est pas de mise ici) attachante, j’oserai risquer le gros vocable : instructive. Tout le petit État de Hummertanz, assez semblable à une Belgique morose, y est décrit avec un flegme cruel de touriste venant de loin, et depuis ses tableaux de campagnes rases, qui passent rapides et nets à la façon des toiles dioramiques de certains peintres impressionnistes, dans les encadrements de portières d’express, jusqu’à son roi militaire jouant à panacher sa morne existence de revues napoléoniennes, ce duché allemand ou ce royaume proche de Prusse est ciselé en l’épaisseur même de l’airain de ses portes. On y sent l’ancienneté des sociétés routinières, dans leur esprit, dans leurs lois, superposée à la vie richement nomade d’aujourd’hui, courses en train-éclair et brèves stations en les Halls monumentaux qui représentent les seules huitièmes merveilles de notre époque, et de cette sous-jacente ironie moderne, fusant par des mots vifs comme des jets de vapeur bouillante au travers du désolé convenu d’une diplomatie de vieux banquier, il résulte un style fort et froid comme une solide transparence de mica emprisonnant la violence d’un feu de houille. Certain Sparkling, diplomate vieux jeu déambulant, à la fois spirituel et grotesque, dans les ruelles d’une Bruxelles de convention, ayant tout l’aspect de l’autre Bruxelles, est un type que l’on a peut-être essayé souvent, mais qui fut ici réalisé. Le Roi fou, ahuri sous des éclats de bombes avertisseuses, meurt tué par une folle, portrait frappant de la princesse qui, je crois, vit fusiller Maximilien et en agonisa trente années ! Cette tragi-comédie est presque un livre d’histoire. Ne convient-il pas de féliciter l’auteur de l’avoir osée ?

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Les petites âmes pressées (Ollendorff)

Mercure de mai 1898, page 546

Je ne connais guère que Gustave Kahn qui sache le juste degré de l’ironie. Lire Jordon[1] pour se pénétrer de cela et le lire attentivement. L’ironie n’est pas du tout une chose visible à l’œil nu. C’est un air qui court, un souffle à peine bruissant et les mots ne le peuvent peindre avec toutes ses réelles nuances. Un ironiste très admirable existe dans Gustave Kahn. On a du plaisir à le découvrir lentement, phrase par phrase, comme on découvrirait un bibelot rare sous une couche de plâtre ou de poussière. Avec un style difficile pour le lecteur, une trop réelle science de la valeur des mots (souvent qui se trompe vous séduit tellement), une si ténue finesse dans les tons dégradant la couleur primitive, il arrive à des réalisations de gaîtés profondes et inattendues. Le puéril des sciences dites occultes de la pratique vénale de l’infini est rendu adorablement pince-sans-rire. Durandiarte très saoul débinant le truc à son néophyte est une page tout à fait délicieuse. Pourquoi les petites âmes de ces silhouettes sont-elles pressées ? Parce que, à les suivre dans les bousculades de la vie, nous y gagnons quelqu’un qui voit photographiquement leurs gestes et les y arrête avec la plus macabre des complaisances. Gustave Kahn peint minutieusement comme Edgard Poe déduisait. Il fait à la fois lire… et peur.

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  1. Les Petites âmes pressées est un recueil de six nouvelles. Jordon, la première d’entr’elles, est parue dans La Revue blanche du quinze janvier dernier (pages 90-125).

Le Conte de l’or et du silence (Mercure)

Mercure de juillet 1898, pages 228-229

C’est un peu la Genèse. Du temps que Dieu soufflait sur les eaux, ou cherchait à en sortir, il devait y avoir ce chaos de toutes les semences, de tous les cœurs et de toutes les gemmes. Cela débute ainsi, le monde, et cela doit finir ainsi peut-être. Silence sur les grandes terrasses élevées par l’orgueil, herbe qui repousse entre les pavés après les combats et les luttes du Verbe. L’auteur passe en revue les grandes époques de la terre et descend d’une arche sainte pour aller visiter les peuples. Il en revient toujours chargé de précieux symboles qu’il forge, à coups sourds, dans le calme des nuits que préside Mobed. Ce livre est lourd comme un évangile, très profond, très savant, trop savant et tellement fleuri de pierres précieuses, qu’il éblouit un peu à première vue comme une chasuble constellée. Ce n’est qu’en s’approchant davantage et en n’osant lire que quelques pages par jour, qu’au bout d’une semaine on s’aperçoit qu’il y a là le travail nécessaire à la réédification de l’histoire du globe entier. La chasuble, comme tous les vêtements sacrés, n’est point au hasard constellée de gemmes, chaque hiéroglyphe a sa signification et chaque joyau doit illuminer tel coin d’ombre. Cette œuvre est patiente, belle et forte : elle vivra mais pas pour les profanes, et j’avoue, humblement, n’en pas toujours comprendre toute la portée… aussi est-ce par son mystère qu’elle me plaît le plus. 

Le Cirque solaire (édition de la Revue blanche)

Mercure de janvier 1899 page 168

Très habilement composée, cette œuvre emporte avec elle comme le rayonnement adouci des stations brûlantes du Zodiaque et l’homme étrange, voyageur de rêve, qui n’a pas le repos avant d’avoir accompli toute sa révolution autour de l’astre-femme. Il sort peu à peu de l’ombre, entrevoit la douceur du printemps, tout le miel fondu en l’or du soleil et des chevelures des belles folles, puis il rentre dans l’ombre… fait fermer les persiennes de la vie sur le paysage nocturne de la mort. Le comte Franz a suivi une écuyère de cirque, la charmeuse Lorely, mais il serait si vulgaire de déduire le roman d’après la vision de l’œuvre entière ! Les fantaisies des clowns sont seules aussi rapides et aussi délectables que les bonds de ce style souple et tellement riche de désordres profondément calculés. Le Cirque Solaire est un ouvrage court, bien plus intéressant à lire pour tous lecteurs que le Conte de l’Or et du Silence ; il est un progrès vers la foule, mais n’en demeure pas moins un régal de lettré.

Les Fleurs de la passion (Ollendorff)

Mercure de juillet 1900, pages 214-215

Autre couverture[1] de joie, fleurie de passiflores par l’habile et rutilante touche d’Henry Detouche qui s’y connaît en pas espagnols. Sous cette guirlande rose et rouge saigne un petit cœur de femme exotique réfugié dans la chaleur factice des demi-salons petits nègres de Paris. Rita est un oiseau de paradis, mais André s’occupe de sciences et les sciences sont les maîtresses du cerveau, elles usent bien vite un amoureux. Rita meurt auprès d’un autre amoureux plus patient, plus constant et tout aussi indifférent en somme. Cette histoire serait banale sous n’importe quelle plume. Gustave Kahn, avec son rare talent d’ironiste, sa soudaine et triple vision charnelle, spirituelle et philosophique de la vie, en fait une œuvre très complète, sans les prétentions du gros roman, étude de mœurs, et avec l’essence capiteuse nécessaire à toute respiration de blasé. Lire les conversations entre ce petit monde exotique ou parisien, lire surtout le portrait d’une certaine reine chassée par son peuple et l’histoire du surmenage amoureux de ce peuple, lire le passage burlesque et très calme cependant des bombes de fer-blanc. Le style de l’auteur prend des souplesses inattendues et se complaît à des trouvailles. Ce n’est plus l’habit cérémonieux et un peu raide d’antan, c’est l’aisance, et sans quitter la distinction suprême et le bon choix du geste c’est enfin la poignée de mains cordiale du maître de maison qui dit au lecteur : « Si j’ai mes musées mystérieux, mes galeries un peu sombres pour amateur d’art, voici mon salon, une pièce très accessible où je fais entrer tout le monde sans abdiquer mon originalité. Qui peut plus peut moins, c’est-à-dire autrement. »

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  1. Autre couverture en référence à celle du roman traité précédemment, Histoires de masques, de Jean Lorrain, non reproduite.