Catulle Mendès

Rue des Filles-Dieu, 56, ou L’Héautonparatéroumène (Charpentier)

Mercure de septembre 1895 Page 360

M. Brunois est un honnête homme de quincaillier retiré des affaires, type du bourgeois estimable dont parlent toutes les écritures. Il vit, paisible, entre le gazouillement innocent de ses serins et le babil monotonement affectueux de sa vieille épouse, une compagne pot au feu sans malice comme sans jalousie.

Voilà pour le côté face de cette médaille trop connue.

Malheureusement, M. Brunois a un revers : du côté pile, c’est un malpropre débauché qui assassine les filles durant d’extraordinaires accès de satyriasis. Dernier anneau d’une chaîne de monomanes peu dangereux, ce cerveau déséquilibré, atrophié par la bêtise et la pleine confiance qu’il possède en son impeccabilité atavique, commet des crimes étant gris (oh!… gai seulement!) dont il perd la mémoire étant à jeun. — Des cas semblables furent enfermés à Charenton et, chose au moins singulière, presque toujours fournis par la classe dite : des petits rentiers. — D’ailleurs, si un avertissement quelconque de sa végétative conscience lui venait, il hausserait les épaules, tant son assurance en lui-même est absolue. Il fait partie d’une race d’hommes incapables de se tromper, et, pour se le mieux prouver, il se transforme en policier amateur, flairant sa propre piste, découvrant un à un tous les indices de son propre meurtre, finissant par tracer son propre portrait dans celui de l’assassin présumé. Oui, c’est ma foi bien lui qui a tué, au 56 de la rue des Filles-Dieu, une jeune femme de soi-disant mauvaise vie, laquelle, hasard ironique, se trouvait être une pauvre enfant chaste ! Ah ! M. Brunois, vous voyez qu’il ne faut jurer de rien !

Cette aventure du criminel inconscient n’est-elle pas le symbole de la bourgeoisie tout entière ? Écrit dans un style sobre et patient de logicien qui connaît les secrets des merveilleuses déductions d’Edgar Poe, ce conte est empoignant au plus haut point, et, n’en déplaise au conteur, je le préfère de beaucoup aux éternelles histoires de Jo, de Zo, de Lo, qu’il nous offre, d’habitude, toujours parfumées d’un parfum exquis, mais quelque peu entêtant à la longue.

D’autres nouvelles, du même genre, terminent ce volume, et Le Village au bord de la route est, parmi elles, d’une gaminerie terrible tout à fait délicieuse.

Gog (Charpentier)

Mercure de mai 1896 page 283

Pauvre plume ébouriffée en face de trois gros livres, lourds de toutes sortes de sciences : Gog, Aphrodite, Le Roi fou[1], trois événements littéraires, dirait un journaliste ami des locutions connues, je me sens inquiète. C’est que le Monsieur préposé à la critique des romans m’a toujours paru un étrangleur de profession, se montrât-il d’humeur louangeuse. Tirer six lignes à bout portant sur un ouvrage de six cents pages, souvent l’effort de plusieurs années cérébrales, l’envoyer dans l’éternité avec une jolie grâce de clown inconscient, n’est-ce pas le crime le plus bouffon que l’on puisse commettre, et, à y penser profondément, la sueur ne devrait-elle pas vous en perler aux tempes ? Or, me voici à mon tour (du diable si je sais pourquoi) devant l’étal, où, boucher d’occasion, sinon criminel de race, je vais désarticuler les membres de la Chimère ! Dussé-je encourir la haine de mes lecteurs, je le ferai respectueusement, et c’est, à l’heure présente, le seul moyen, j’imagine, de leur sembler original. Je suis obligée d’aller vite ; pour mieux m’en excuser vis-à-vis de très patients labeurs, je prendrai des gants. Je crois, du reste, qu’il y a, maintenant, une certaine crânerie chevaleresque à oser dire du bien de ceux qui sont ou vont devenir nos maîtres, car ici :

Notre ennemi, c’est notre maître,
Je vous t’écris presqu’en français

Gog. Enamourés tous les deux des choses du divin, ces deux esprits si opposés, Villiers et Catulle Mendès, en même temps amis intimes et adversaires l’un à l’autre également redoutables, liés normalement par la parité de leur merveilleuse puissance de travail, et non moins normalement séparés par leur différente compréhension du mystère, ces deux hommes terribles pouvaient seuls, au monde des lettres, concevoir la terrible idée d’une substitution de Dieu. Villiers est mort ; assez tôt pour demeurer, selon le jugement égoïste des jeunes générations, le génie pur par excellence. Mendès vit ; toujours battant l’enclume de diamant de la pensée romantique, il continue la belle tradition du poème légende, et, peut-être, pour cela surtout que sa poigne implacablement vigoureuse fait jaillir encore l’étincelle divine, nombre de jeunes ont l’air de lui reprocher de rester… après l’Autre. Ce n’est pas logique. Gog contient une idée géniale. Il fallait donc écrire ce livre. Puisque Villiers est mort, pourquoi voudrait-on que Mendès ne l’eût pas écrit ? Moi qui, de fort différente façon, aime à la fois l’Autre et l’Un, je me demande, en dehors de la lecture de Gog, ce qui serait arrivé si l’on avait vu mourir Mendès avant Villiers et que le hasard eût substitué le Dieu-Villiers au Satan-Mendès ? Tout naturellement le Satan-Mendès serait devenu le Dieu-Villiers ! Il est de peu d’importance qu’un gamin lance une pierre, mais, pour le royaume de France, je n’eusse voulu manquer au devoir de lancer celle-là. — Gog est l’histoire du seigneur de Hauhour et le résumé de cinq siècles de triomphes, de désastres, de gloire, d’infamie, de splendeur et de deuil, que le dit seigneur engendra en s’étendant, un soir de mystification démoniaque, sur une femme laide, qui ne lui plaisait point. Types de drôlesses, de prêtres et de gentilshommes ruinés, décadence du dernier des Hauhour, gestation des premiers fœtus anarchiques, tout le grouillement spécial des peuples fatigués de vivre, rêves de vins trop toniques et songes d’amours trop compliquées, envie de détruire et désirs de régénérer, se reflètent en couleurs violentes sur la double palette que nous offre ce peintre prodigue de Mendès. Il démontre avec la fougue volubile de quelqu’un qui, d’ailleurs, participe depuis longtemps au désordre général, que si tout va de travers en ce monde maudit c’est qu’en croyant implorer le vrai Dieu nous nous trompons d’adresse. (Heureuse déduction : on s’est donc déjà trompé au sommet du Calvaire ? Cependant la célèbre victime de cette erreur d’optique, sans aucun doute, ne valait pas le Diable ?) À part Noële, la petite bergère, fleur mi-close jetée sur les tombereaux de fumier de toutes les mauvaises passions, grain d’encens au milieu de boules de musc, rien ne console du décevant aléa. — Gog est en deux volumes. On ne s’en plaint pas à la fin de l’histoire, mais au début, à soupeser les deux in-18, on est tenté de risquer un léger reproche. Ce serait tellement admirable que les livres de Mendès ne parussent pas d’abord en feuilleton ! On les lirait plus vite ; seulement, semblable au Satan légendaire, Mendès œuvre, comme malgré lui, selon ses pompes, et toujours, malgré lui, l’or, le principe des discordes, doit jaillir de son creuset fabuleux. Puisque Mendès aime la jeunesse et qu’il est l’unique maitre… bien moderne, il me pardonnera, j’espère, la désinvolture collégienne de ce jugement d’ouvrier agacé par la voiture du patron. « Ne rompons jamais ! » s’est-il écrié en un banquet mémorable. Dame, patron, faudrait dételer un peu, ou gare les bombes ! On s’impatiente de vous entendre appeler le juste ! Rompre ? Non, nous n’aurons point cette lâcheté en présence d’un si loyal adversaire, mais nous demandons cependant la permission de parler sous les armes.

1. Trois des quatre romans critiqués par Rachilde, ce mois-ci. Le quatrième est un roman de Rachilde.

L’Homme-orchestre (Ollendorff)

Mercure de septembre 1896 Page 542

L’Homme-Orchestre… C’est Mendés l’infatigable, nous contant, en le style si précieux que l’on sait, Comment le Diable devint chauve, ce qui me paraît le Danger pour tous, et avec ses Irréprochables phrases de miel, d’absinthe, d’eau de roses et de poisons, ce mauvais garnement d’auteur commet son habituel Larcin dans le Bois en vous exhibant ce que nos pères appelaient : la feuille à l’envers, soit pour les Amants voyageurs et le Tigre indien, soit, hélas ! Pour l’Idéal qui passe. Mais il demeure le Poète et la Perle ! Antithèse ou Nuance, le Reflet, l’Odeur, la Flamme et l’Image, il a tout, il sait tout, il voit tout, jusqu’au Portrait du mur vide. Devant sa science du petit rien et du grand charme, c’est l’Inutile Prévoyance que de chercher à se garer de ses folies ; elles éclatent, sonnent et tonnent avec la prestesse d’un Ondin de l’eau qui vire ; on est ému, on est furieux : c’est, car il en est le Prince, la Revanche des Ténèbres, en présence de la pauvre Innocente Gageure du lecteur qui a osé parier que, cette fois, Mendés, le cher Catulle, ne l’intéresserait plus ! (Ouff… je demande, au chapeau de l’homme-orchestre, le prix de chinois !…)

Rachilde a trouvé moyen, ici, de citer tous les titres des nouvelles de ce recueil., toutes indiquées en italiques.

Avec des images de Lucien Métivet

Le Chercheur de tares (Charpentier)

Mercure de juillet 1898, pages 229-230

J’ai entendu dire beaucoup de mal de ce livre et je l’ai lu avec… préméditation. J’avoue très sincèrement qu’il m’a intéressé comme une histoire vraie malgré son allure de conte fabuleux. Et puis ce livre est curieux en ce sens qu’il prouve, avec éloquence, que le meilleur de nos jeunes symbolistes est encore Catulle Mendès. Il n’y a encore que lui, parmi les écrivains neufs, qui fasse vivre le fantastique et le théâtral. Du métier, s’écrie-t-on par ici. Oui, du métier, mais il est assez rare qu’un écuyer qui dresse en haute école ne sache pas monter à cheval. Par ce temps de bicyclette, je pense que tout le monde pouvant plus, personne ne peut moins avec génie.

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