Pierre Louÿs

Aphrodite, mœurs antiques (Mercure)

Mercure de mai 1896 page 285

Aphrodite. Au seuil du temple obscur s’est arrêté un jeune homme les mains pleines de guirlandes. Il a la démarche souple de l’habile lanceur de disques, et dans ses yeux très doux, très froids, on voit briller la religieuse curiosité du philosophe. Derrière lui resplendit, comme un victorieux étendard, le bleu pur d’un ciel attique et autour de lui exulte une nature neuve, emplie de fleurs dont les nuances fulgurent tandis que des sources profondes et glacées leur communiquent des poisons mortels avec une éternelle fraîcheur. Durant sa route, il n’a rencontré nulle habitation humaine : rien que gazons soyeux à l’égal des chevelures de nouveau-nés, rien que sveltes arbres, projetant vers lui, pareils à des invitations naïves, le viril balancement de leurs branches. Aussi ce jeune homme est-il venu droit au temple désert, pensant que là était vraiment son but, sans se douter que, simplement, il rentre ! Sur ses pas se précipitent toutes les folles ardeurs du soleil, devant lui se lève la poussière des siècles, neige lunaire, spire argentée, humée par la bouche sensuelle du vent ; et de l’union de cette poudre funèbre avec l’or de la lumière naît une silencieuse allégresse. Les satyres, gardiens somnolents du temple abandonné, grognent, surpris en des poses d’animaux fautifs pointent leurs oreilles qui se sont allongées à ne plus rien entendre ; puis, le voyant, lui, si jeune, de lignes si fièrement régulières qu’on le croirait frère des déités de marbre, ils le prennent pour le dieu même et n’osent plus bondir. Mais voici que dans le lent viol progressif du jour une forme imprécise et blanche à faire peur sort des ténèbres. Elle est debout ; ses vagues petits orteils à peine posés sur le roc sauvage lui servent de piédestal, et elle étend jusqu’au cœur du visiteur des bras qui ne sont encore que des rayons. Les yeux sans regard, les lèvres sans sourire, la Forme, l’Antique Forme, la Beauté, s’émeut pourtant déjà d’un plaisir mystérieux. Ses voiles tombent, légèrement, en un glissement d’eau moirée, ses genoux frémissent comme à l’appel d’une danse voluptueuse, et son flanc rougit, reproduisant déjà le contact du baiser. Alors le jeune homme, laissant là s’écrouler ses guirlandes, flot de parfums magiques, vierges richesses de tout son printemps, oublie qu’il est venu philosopher, et, pour accomplir un rite que seul avait prévu Celui qui du fond des âges tait sa religion de tous les sacrilèges, le beau païen escalade l’autel et se saisit de la Forme, la louant de son âme dans une étreinte passionnée.

Au-dessus du temple, tout à coup illuminé, Pan, le grand Pan radieux, étire sa silhouette de colossal voyeur, et une de ses mains velues, félinement crispée, s’abat sur la ronde toiture de cette maison nuptiale, comme si le vieux père de l’Amour, réalisant son rêve, pouvait enfin caresser l’un des seins de la terre ! Evohé !…

— M. Pierre Louÿs vient de faire paraître Aphrodite. — Je prie ceux qui ont lu Aphrodite (c’est-à-dire tout le monde à l’heure actuelle) de considérer que cette phrase d’un banal jargon de librairie est le résumé de ce que je dis plus haut, car c’est réellement Aphrodite que le jeune païen Pierre Louÿs vient de faire apparaître parmi nous. Il est allé chercher Chrysis aux cheveux de soleil, la forme pure (un peu oubliée ces temps-ci), et, la dépouillant de tous ses voiles, il l’a offerte à tous, la créant courtisane par charité pour nous bien plus que par impudeur d’écrivain. Raconter Aphrodite ? Vous n’attendez pas cela de moi ! Je me bornerai à me réjouir dévotement de ce que d’une génération d’intellectualités délicates, et… un peu transies, ait surgi un mâle en l’art d’écrire et de concevoir un livre. J’avoue que les avortements cérébraux produits, chez beaucoup de nouveaux, par les subtilités sentimentales de Barrès, m’intéressent moins que l’explosion splendide de ce jeune génie libre, allant nu au milieu des rues de la littérature quintessenciée. Pierre Louÿs est un prédestiné, je le crois d’une espèce unique, et tant mieux ; s’il m’est pas beaucoup plus libertin que certains de nos modernes poètes grecs, il l’est tellement d’une autre façon qu’on le peut absoudre. Très jeune, beau garçon, espiègle ainsi que tous ceux qui sentent le bonheur à leur portée, il ira loin : et n’a plus à se défier que des vertiges de l’orgueil. — Signe des temps : François Coppée, à lire Aphrodite[1], s’est emballé comme une simple petite folle. Du heurt, il en a joyeusement dit toutes les bêtises qui lui ont passé par la tête, et ce délire honore le très tendre académicien. Demandez les amours de François Coppée avec Aphrodite… le grand succès du jour !

1. Allusion à l’article de François Coppée paru dans le quotidien Le Journal du seize avril 1896.