Chilra (Jean de)

La Princesse des ténèbres (Calmann-Lévy)

Mercure de mai 1896 page 287

On comprend que Rachilde s’amuse beaucoup à se ficher du monde lorsque l’on sait que Jean de Chilra est un de ses pseudonymes (aussi utilisé pour L’Heure sexuelle en 1898 au Mercure). La Princesse des ténèbres reparaîtra chez Calmann-Lévy en 1919, sous le nom de Rachilde.

Il m’arrive, pour terminer cet article, un roman de chez Calmann-Lévy, intitulé la Princesse des Ténèbres et signé Jean de Chilra. Je n’aime ni ce volume ni ce pseudonyme… prétentieux. Je crois comprendre ce qu’a désiré l’auteur : conter comment la vie d’une femme peut être en même temps tout le rêve et toute la réalité : mais il aurait fallu, pour y réussir, ne pas laisser un sujet déborder sur un autre, c’est-à-dire le rêve empiéter sur la réalité. La chair et le cerveau se tiennent. Or, vers la fin de ce drame obscur le cerveau m’a tout l’air de dévorer la chair, et, bien que cela puisse donner celle dite de poule aux lecteurs, ce n’est pas harmonique, du moins au point de vue de la composition de l’œuvre. Si l’auteur est un débutant, je lui conseille d’écrire encore cinq ou six romans de ce genre avant de tenter de mettre en équilibre une nouvelle Princesse des Ténèbres.

L’Heure sexuelle (Mercure)

Mercure de juin 1898, pages 826-829

Dans son excellent blog, Formax (que nous saluons sans le connaître), indique qu’à partir de la neuvième édition au moins, le nom de Rachilde remplaça, sur la couverture, celui de Jean de Chilra.

Ce roman a été réédité, bien plus tard (années 1920-1930), dans un texte revu, par La Baudinière (sans date) sous le nom de Rachilde, agrémenté d’illustrations de Jane-Clara Berlandina (1898-1970).

Rachilde s’est taillée la part du lion dans ces près de neuf pages de critiques de ce numéro.

L’auteur de ce livre, que je tiens pour un fort honnête garçon, est venu me faire part de ses mésaventures et a cherché, selon son droit, à me prouver, non que son roman était une bonne œuvre, ce que je n’aurais pas cru, mais qu’il n’avait pas absolument tort de l’avoir écrit. En général, je m’attendris peu sur les malheurs des romanciers, lesquels malheurs sont presque toujours du domaine de la description, et je me défie de leur manière élégante d’arranger les choses les plus vulgaires. M. Jean de Chilra, cependant, m’est apparu comme un sincère… à moins qu’il n’ait pas tout dit, ce dont je le félicite, car le temps me fait défaut pour écouter la vie. Résumons rapidement la petite histoire de ce livre. Premier point : il fut écrit en dix-sept jours. Second point : il n’est pas plus mal écrit qu’un autre. Troisième point : il ressemble à beaucoup d’autres, au moins pour sa conception romanesque (l’auteur ne dissimule pas certains rapports, quant à l’enchaînement de ses chapitres, avec le Masque de M. Gilbert-Augustin Thierry[1]. Bon jeune homme, va !) Maintenant, grosse inconvenance, comme Jean de Chilra ne possède pas un amour immodéré pour l’hypocrisie, il a simplement appelé son livre par son nom : L’Heure sexuelle… d’où le début de sa guigne. « J’ai voulu, m’a-t-il confié, noter des sensations de désir chez l’homme, un état d’éréthisme cérébral, l’avant ou l’après ; en négligeant la minute précise, le pendant : la sensation du réel, car tout ce qui est réalisé n’existe pas plus dans la vie que dans la littérature. Mon heure sexuelle est une heure de possession idéale, par conséquent infinie, elle dure un peu mieux que longtemps, c’est-à-dire toujours. » Je n’ai pu m’empêcher de répondre : « Ce doit être fatigant à lire votre histoire, Monsieur de Chilra ! » Cette réflexion Sarceyenne a paru choquer la pudeur de mon bon jeune homme et il m’a développé une théorie sur le pénible de l’amour, il m’a fait judicieusement observer qu’on disait, avec une insistance également lugubre et énervante : la passion de X pour la dernière des filles et : la passion de… Notre-Seigneur Jésus-Christ lorsqu’on parlait du roman du calvaire. Je l’ai traité de mystique. Il a haussé les épaules, puis, sans transition, il m’a déclaré qu’ayant souvent besoin d’argent, il avait la déplorable habitude de vendre ses états d’âme au sujet de l’amour, sinon ses autres… états. « Mon manque de force physique, m’a-t-il expliqué, m’a interdit de choisir le métier de débardeur ou de prostitué ! Je le regrette. Mais je vends volontiers mon âme. Je la vends parce que c’est du poison et que je suis anarchiste. Si j’avais pensé empoisonner le monde avec mon corps, je l’aurais peut-être vendu aussi, seulement je suis trop sain et trop bien portant ; je ne pourrais faire qu’assainir la société malpropre que vous savez du don de ma pauvre petite portion de chair. Or, en vendant mes livres, je travaille au grand œuvre obscur que perpétuent tous les autres écrivains de notre époque. S’ils sont ou plus hypocrites, ou plus inconscients que moi, je n’en ai pas moins le droit, comme eux, d’empoisonner la société à tant d’exemplaires. Est-ce votre avis, Madame ? » Après avoir placé une table entre ma personne et le jeune romancier anarchiste, je lui ai répondu d’un air affable : « Certes, Monsieur, je suis de votre avis ! » Je crois prudent d’ajouter ici… que je continue : « Eh bien, s’est-il écrié, s’animant, imaginez-vous que la maison Hachette, au nom de M. Bérenger, me refuse l’entrée des gares2… malgré la publication de mon Heure sexuelle dans le Gil Blas, ce qui en divulgue déjà passablement le mystère ! » Je me suis mise à rire. Ils veulent bien empoisonner le monde et quand, par hasard, le monde s’en aperçoit, ils sont fort étonnés. « Songez Madame, que tous les arrivés ou arrivistes de notre ère sont des pornographes, et ils encombrent furieusement les gares, ces auteurs célèbres qui détiennent tout au plus le monopole du reportage de l’amour, car ils ignorent totalement l’art d’aimer, le seul art divin et redoutable. Ils sont pervers, comme on est valet de chambre, pour avoir vu des taches de… perversion (il ne prononce pas le mot ainsi) sur les draps du lit des autres ! Ce qu’ils débitent, sans courage et sans volonté, ce n’est pas la passion, c’est l’ordure, les déchets de la passion, les sanies et le fiel. Je vous demande pourquoi l’ordure est reçue dans les salons et même dans les gares, alors qu’on refuse d’y recevoir… » — « Votre poison particulier, hein ! » — « Oui, Madame, mon poison pur ! Il est propre, il est doux, il sent bon et il endort certaines douleurs, il est subtil à souhait, d’une innocuité parfaite. Une jeune fille peut en absorber plusieurs doses sans en mourir tout à fait et je connais des hommes qui l’aiment à l’égal de la meilleure marque de Champagne. » ! Il est inutile de raisonner devant un anarchiste convaincu. J’essaye, tout en gardant mes distances, d’expliquer à ce jeune fou que quand on ne mélange pas intimement sa viande à ses perversions cérébrales, on est coupable, vis-à-vis de la nature, d’un outrage assez semblable à celui que Satan fit jadis subir à Dieu. Sur ce mot : nature, mon bon jeune homme saute et me réplique brutalement que mes Hors nature, une œuvre peu morale, avaient eu, cependant, les honneurs du train… selon les lois Hachette et Cie, et que ce seul fait pourrait indiquer deux poids et deux mesures dans la même librairie. À cela je réponds, m’efforçant de le calmer, que je connais une aventure plus drôle. Hachette, ou son lecteur-censure, avait reçu autrefois, à bras ouverts, un nombre relativement fantastique d’exemplaires d’un livre intitulé : La Marquise de Sade3, titre essentiellement subversif, cela parce que le censeur ignorait l’existence des œuvres du Marquis de Sade ! « Que voulez-vous, cher Monsieur, ai-je ajouté du ton de Franc-Nohain, ils sont chefs de gare ! » — « Étant donné que je ne suis pas chef de gare… ni dans le train, m’a répondu mélancoliquement M. de Chilra, et que je n’ai encore distillé que la Princesse des Ténèbres et l’Heure sexuelle, me faut-il donc perdre le prix de mon poison, de mon poison à l’état pur, pourtant… alors que les autres vendent le pareil, mais frelaté ! » Il y eut entre nous un silence, puis je finis par conclure de ma voix la plus douce : Je crois, Monsieur, que la pureté, fût-ce dans le poison, est le seul crime social impardonnable et pour lequel aucun Bérenger n’appliquera jamais de lois émollientes. À l’heure… sexuelle où nous avons le bonheur de vivre, la seule faute sans excuse est de rêver d’absolu, c’est-à-dire de quelque chose de sublimant soit le vice, soit la vertu. Nous sommes à l’époque des demi-mesures, des demi-vierges, des demi-sexes, des demi-prostitutions et aussi, hélas, des demi-succès de librairie. Nous mangeons tous à la table du plus beau dîner du monde, si le louis, que dis-je, le demi-louis sous la serviette suffit à nos appétits restreints. Nous supportons tous, par dégoût des aliments, ou par réelle faiblesse, une nourriture écœurante qui rassasierait à peine des pourceaux, et cela continuera encore longtemps… à moins que vous n’acheviez la société d’un suprême coup de dent, grâce que je vous souhaite, Monsieur, sans oser l’espérer pour votre très naïf orgueil ! »

Monsieur Jean de ChiIra ayant pris congé, je me mis à lire son œuvre. Elle est à la fois amère et amusante, bien vraiment écrite en dix-sept jours, cela se sent au négligé de certaines pages. Ce n’est pas analysable, c’est l’ombre d’une nuée d’orage glissant sur un mur simplement blanchi à la chaux, mais le nuage est si sombre qu’il finit par faire supposer que quelque chose se passe derrière le mur innocent. On est dans les transes que cela puisse être vrai, et on aime à la rigueur ce livre comme on aimerait une créature aimante, souffrante et malheureuse, s’efforçant de respirer ailleurs qu’en son milieu normal, ailleurs qu’en enfer. « O pauvre Cléopâtre, reine dont les yeux impurs sont les sources pures qui ont empoisonné le sang de Ions les hommes ! »

Ce printemps pluvieux est fertile en publications de mariage. Voici : le Cinématographe du mariage, par Joseph Renaud. Mariage de Raison, par Pierre Clesio. Mariage américain, par René Fath. Les Dessous d’un Ménage, par Laurent Doillet.

Annonce en une du Gil Blas du quatre mars 1898. Ce feuilleton est paru jusqu’au quinze avril. Une critique du volume, par Henry de Brucahrad, et parue dans le même Gil Blas du huit mai (une colonne entière de une)

  1. Gilbert-Augustin Thierry, Le Masque, Conte milésien, Armand Colin 1894, 308 pages. L’École milésienne (VIe siècle avant notre ère) a été fondée dans la ville de Milet, au sud d’Izmir.

  2. 1896, Hachette possédait 1 200 bibliothèques de gare.

  3. Rachilde, La Marquise de Sade, Monnier 1887, 387 pages.