Liane de Pougy

L’Insaisissable (Nylson)

Mercure de septembre 1898, pages 810-812

Il s’agit du premier compte rendu du Mercure de septembre. Dans ce numéro, Rachilde a publié un conte : La mort d’Antinoüs (pages 638-646).

Le roman de Liane de Pougy a pour sous-titre : « Roman vécu ». De larges fragments ont été publiés en feuilleton dans le Gil Blas du trois au 26 juillet. Liane de Pougy (Anne-Marie Chassaigne, 1869-1950) a épousé Armand Pourpe en 1886 puis, par son second mariage en 1910 est devenue princesse en épousant Georges Ghika, neveu de la reine Nathalie de Serbie. Liane de Pougy était danseuse de cabaret avant de devenir courtisane et d’avoir des liaisons avec nombre de messieurs ou de dames dont sa consœur Émilienne d’Alençon ou même Natalie Clifford Barney.

Liane de Pougy par Prijean dans le Gil Blas du deux juillet 1898

… Si les mères font les enfants, les courtisanes font les hommes… Gloire aux grandes courtisanes qui ont la conscience de leur état et de leur valeur !…

Madame Liane de Pougy est une femme du monde. Elle a écrit un roman qu’elle intitule vécu, mais il est chaste, je le crois beaucoup moins vécu que rêvé. Je ne connais rien de plus doux, de plus délicat et de plus spirituel aussi que ce perpétuel aveu du désir qu’elle nous fait, durant 261 pages, en une absolue pureté d’intention. L’auteur n’a pas besoin de se défendre d’avoir commandé son livre à un secrétaire bienveillant. Ce n’est pas un homme qui aurait pu nous offrir cette image de petite fille s’ennuyant devant sa glace et ne parvenant plus à se saisir, parce qu’elle se voit trop et que sa beauté la grise. Ce n’est pas non plus un homme, poète ou prosateur, qui aurait eu des gaucheries et des phrases balbutiantes de première communiante devant un dieu tout à coup révélé. J’estime fort le roman de Liane de Pougy, car ce n’est pas une œuvre de métier. Il y a par-ci par-là le paragraphe Montépin qui est la preuve même de la naïveté de l’entreprise. Au second volume, Mme de Pougy peut devenir un écrivain fort remarquable, car elle a une grâce tout à fait spéciale. Si elle a eu la faiblesse de donner son œuvre à relire, c’est au lecteur que je veux attribuer certaines pages inutiles. Je reprocherai le portrait et le sous-titre à ce même lecteur. J’aurais aimé, à la place de Mme de Pougy, laisser aller mon premier livre presque incognito, sans le fard trop voyant d’un titre et d’un sous-titre trop connu, mais le reste est d’une femme, d’une créature bien élevée, mettant à certains gestes toute la tenue désirable. Il y a des métaphores charmantes, des euphémismes délicieux, et quand elle se trompe, l’héroïne, elle avoue avec la plus exquise pudeur. Un peu décevante cette histoire de celle qui possède tout et veut encore quelque chose, mais si morale ! Elle a eu peur d’un tzigane qui mangeait des ronds de saucisson et elle s’est blessée aux aspérités d’un député influent qu’elle n’ose qualifier comme il convient. (Le bonhomme se faisant apporter son chocolat dans le lit des splendeurs et de la Splendeur est bien la plus fine satire qu’on puisse essayer de nos honorables.) Mais, chère Madame, ce sont eux, centre, droite, ou extrême gauche, socialistes, dreyfusards ou anti-dreyfusards, qui ont donné lieu à l’expression : aller par bancs. Je comprends que Liane de Pougy hésite à les traiter de maquereaux… moi, je ne peux pas hésiter, souffrez donc que je l’écrive en toutes lettres. Il y a si longtemps que le café de la France « fout le camp » au milieu de leur buvette et de leurs parlotes ! Tout ce chapitre sur le député est vraiment très bien. Maintenant je n’aime pas beaucoup l’aventure dame aux camélias renversée, du petit jeune homme qui crache du sang. Elle est sincère, oui, mais elle est tout au long dans Nana ; pour une Josiane de Valneige, c’est trop peu… ou trop. Voici donc une œuvre de femme qui sera défendue aux collégiens et aux prétendues jeunes filles et que je voudrais faire lire à toute créature capable d’avoir un cœur. Le style en est pondéré, joli, simple, affectueux comme une bonne caresse. Il n’y a pas d’impossible en ce rêve de l’Insaisissable, mais il y a la science de la vie, la saine science, le cerveau bien dégagé de la matière, la chasteté de l’acte accompli jusqu’au bout et dans toutes ses apaisantes réalisations : c’est le récit d’une existence honnêtement et foncièrement vécue et c’est aussi pour cela que c’est un rêve, que ce roman est encore une illusion à nous donner parmi tant de déceptions nécessaires. Je l’aime pour ce qu’il contient de mensonge… comme j’aimerais la preuve absolue de l’honneur d’un soldat. Josiane de Valneige tient le drapeau de l’Amour et son devoir est de nous faire croire que l’Amour existe, dernière patrie ! L’Insaisissable se dédie à Jean Lorrain. Je féliciterai mon ami Jean Lorrain, ce grand enfant si calomnié, d’avoir indiqué une évolution à ce « cerveau de poupée » (le mot est de Madame Liane) et je ne le blâmerai point d’avoir le courage de s’en laisser louer publiquement. La tendresse d’Aspasie honore un homme, au moins dans les républiques de l’esprit… c’est-à-dire en regardant un peu plus loin que Félix Faure.

Myrrhille (Per Lamm)

Mercure de février 1900, pages 459-460

Ce deuxième roman de Liane de Pougy a pour titre complet : La Mauvaise Part — Myrrhille. D’une façon inhabituelle, ce long compte rendu — bien plus court qu’il n’en a l’air — est inséré en fin de chronique.

J’ai gardé pour la bonne bouche ce roman de timide pensionnaire qui s’essaye aux premiers balbutiements avec le fiancé. La timide pensionnaire, c’est l’auteur, et le fiancé c’est… le journalisme. Je suis ébloui, charmé, je me confonds… absolument comme le préfacier M. Busnach et sans doute aussi le photographe ! Mais je n’arrive pas à comprendre, surtout devant le portrait de l’auteur, pourquoi une très puissante et une très belle femme d’amour peut désirer devenir une médiocre femme de lettres. Pour les écrivains du sexe de Mme de Pougy, la littérature n’est qu’un alibi. On est souvent très heureux d’avoir le masque d’un talent quelconque qui permet de conquérir le droit, sinon la liberté de savoir de quoi il est question dans un roman d’amour. Seulement, quand on a pleinement cette liberté-là, en plus une beauté célèbre, je me demande s’il est bien utile de rechercher la gloire littéraire ? C’est certainement la mauvaise part, chère Mme Liane, que la littérature !… À moins que ces dames d’amour se soient enfin aperçues que… c’est encore nous qui sont les princesses… même dans leur profession !

Maintenant, une petite rectification et une humble proposition de loi : dans mon dernier article, parlant de Fleur d’abîme de M. François Sauvy, on a mis Soury. Il est toujours regrettable d’estropier un nom, et c’est une impolitesse dont il faut toujours s’excuser, bien qu’elle soit involontaire. Passons à la proposition de loi : il me semble que lorsqu’il s’agit d’un livre de nouvelles portant le titre de la première, dans l’ordre du volume, on doit avoir le droit de ne lire que celle offerte officiellement aux comptes-rendus. Le fait seul de titrer un ouvrage de cette façon indique, de la part de l’éditeur ou de la part de l’auteur, l’intention formelle de la voir dominer littérairement les autres. Si M. René Bazin, par exemple, intitule son livre Croquis de France et d’Orient, j’ai le devoir de choisir moi-même. Mais quand M. François Sauvy me désigne la fleur de l’abîme, j’ose m’en tenir là. J’ajouterai, sans autre casuistique, que des auteurs ne se doutent pas du travail que ce peut être de lire tous les livres, sans en excepter un, envoyés à un lecteur qui, comme moi, s’efforce à la plus entière loyauté. En imitant les critiques plus éclairés que moi qui se croient le droit du choix et qui opèrent un triage avant de lire, je ferais sans doute des articles plus intéressants au seul point de vue de ma réputation de chroniqueur, mais alors… combien de jeunes auteurs, ou simplement d’auteurs oubliés, ne seraient jamais lus ! Le principe de toutes les sociétés de lettres est de parler seulement de ceux dont on parle ! J’ai voulu et je veux encore lutter de toutes mes forces contre cet abus… social. Je continuerai à lire tout… sinon je passerai la main, mais qu’on m’excuse si je ne lis que ce que l’auteur lui-même me désigne.