Érythrée (Mercure)

Mercure de juin 1896 pages 438-439

Érythrée, par Jean de Tinan, est un joli petit volume dont la couverture s’orne de deux dames de Delcourt, lesquelles dames, renseignements pris, sont deux messieurs en train de choisir une amphore pour y verser les larmes de leur repentir additionnées de quelques fleurs de savante rhétorique. Il y a sept amphores, il y aura sept contes (sur le dessin il n’y en a que six). L’abondance des notes ironiques et des avertissements malicieux tait comme une autre couverture, un masque de chinoiserie à ce petit roman d’une philosophie triste, en somme, où l’on découvre des phrases pures et profondes qui vous font songer comme la vue d’une eau trop calme : « Nous vîmes un si grand nombre de temples que nous comprimes qu’il suffisait d’adorer un seul Dieu, et plus tard nous sûmes que ce Dieu était en tout et qu’il convenait de l’adorer surtout en nous-mêmes. » Érythrée est une reine délicate, se plaisant aux jeux puérils de la guerre et du carnage, une reine issue de la dynastie des… Symbolistes. Voici son portrait : « Sa chair nacrée était si frêle que les places douces étaient presque bleues : les yeux tièdes, le pli caressant des aisselles et des aines soyeuses, l’intervalle tendre des seins écartés… » Pierre Louÿs ne dirait pas mieux, et la spirituelle sensualité de Jean de Tinan nous promet quelque prochaine merveille dans le genre d’Aphrodite. Mais cet auteur, enfant terrible — Jean de Tinan a vingt ans — possédé un esprit frondeur qui ne peut rester en place plus d’une seconde. Il saute d’un sujet à un autre comme un écureuil ivre de noisettes et lâche les plus sérieux travaux pour nous annoncer les plus abracadabrantes fantaisies. On sait bien que les dites fantaisies seront toujours littéraires ; seulement, ce va et vient d’idées, changeantes quoique précieusement colorées, vous fait l’impression d’une vision de kaléidoscope où l’on regrette sans cesse les tableaux d’avant et par-dessus tout de ne savoir auquel donner la préférence, tant ils s’enchevêtrent. C’est ainsi que l’auteur d’Érythrée nous annonce successivement : Un Essai sur Cléo de Mérode (ouvrage destiné à s’enlever !). Les multiples Jalousies, Essai sur Saint-Just, Penses-tu réussir ! roman, La Mort d’Épiphane, drame, L’Omnibus de la Porte-Maillot, roman, Le dernier Roi, pièce en un acte où l’on verra Louis-Philippe en tête à tête avec une jeune mariée désireuse de le séduire, etc., etc… C’est à devenir fou, et je connais assez l’auteur du Document sur l’impuissance d’Aimer (frontispice de Rops) pour savoir qu’il tiendra toutes ses promesses. Alors ?… Alors nous n’avons plus qu’à imiter Phrontidzos, « nous asseoir sur des sièges bas, le regard fixé sur les six ou sept amphores et écouter les paroles fiévreuses, les phrases pompeuses ou saccadées… ».

Penses-tu réussir ! (Mercure)

Mercure de janvier 1897 page 200

Voir aussi, à propos de ce roman, la seconde critique de Rachilde parue dans le Mercure de juin 1897 pages 567-568 ci-dessous.

Penses-tu réussir ?[1] s’écrie Jean de Tinan sur la couverture d’un livre curieux dont l’édition demeure encore tout à fait intime. Nous le croyons comme lui, étant donné les belles espérances déjà réalisées par le jeune auteur du Document sur l’impuissance d’aimer. Critiques légères des mœurs littéraires, amourettes imprécises et subtiles qui se nouent et se dénouent en des sujets de romans sans appuyer sur aucun oreiller (et que, par conséquent, les épaules touchent). Esprit en fusion et se diffusant au grand profit de la galerie, souple éloquence qui n’est perdue que pour l’auteur, mots de salons et mots d’alcôves, tous les traits d’esprit dix-huitième et aussi ceux d’Apollon ; enfin, transparaissant, immaculée, la face blanche un peu mystique voir même mystifiante, de l’œuvre future déjà faite et toujours à faire. « Quand j’étais petite, j’écrivais mes pensées sur des feuilles de camélia blanc ! » disait un jour devant moi un vieux bas-bleu avec un jeu de cils chassieux très effroyable. Vous avez réussi mieux que cela, Jean de Tinan, les pages demeurent blanches et fleuries de fraîcheur sans le jeu de cils brûlés par les fards trop appuyant la vie, et voilà une œuvre charmante.

1. Même si le point d’interrogation n’est pas en italique dans le texte — et donc ne fait pas partie du titre du livre — il est bon de préciser qu’un point d’exclamation fait partie du titre, ainsi qu’on peut le voir sur la couverture de l’édition originale reproduite ci-dessous.

Penses-tu réussir ! (Mercure)

Mercure de juin 1897 pages 567-568

Il sagit ici de la seconde critique de Rachilde pour le même roman.

Penses-tu réussir ! de Jean de Tinan fut annoncé déjà dans ma chronique un peu sommairement[1]. Or, le roman de ce jeune auteur-là n’est fichtre pas sommaire. Nous pouvons y revenir. Tinan raconte les amours et les cristallisations littéraires de son ami Raoul de Vallonges, et je vous jure que n’était la philosophie très boulevardière (« Charmante soirée ! ») qu’il en exprime, on en trouverait le déploiement donjuanesque. Je soupçonne Jean de Tinan de prêter, non seulement ses mots, mais encore ses femmes, à son ami qui en possède une collection déjà fabuleuse ! Seulement il y a l’esprit de Jean de Tinan pour excuser la ribambelle, un esprit vraiment curieux, nerveux, valseur, s’agitant perpétuellement entre des parenthèses comme entre la sonorité aiguë de cymbales d’argent, sautant d’un sujet à un autre avec des bonds de clown, allumant une prodigieuse quantité de cigares aux comètes qui passent et nous décrivant des milieux de lettres d’une fantaisie trop élégante. « Ous qu’il y a des divans ! » Il y en eut, Mossieu, ous qu’il n’y avait pas de chaise du tout ! Ah ! les jeunes d’aujourd’hui, ce qu’ils s’asseyent, en littérature, et ce qu’ils arrivent comme dans un fauteuil !… Plein d’épigraphes bizarres, de dédicaces inattendues, ainsi que le peut être de cabochons monstrueux un verre d’Illyrie[2], ce roman de Tinan a l’apparence d’une œuvre énorme et biscornue ! Mais il y des blancs… heureusement, car ces blancs sont reposants pour les yeux fatigués de tant de rutilances. Le défaut des jeunes d’aujourd’hui, c’est d’être trop spirituels. Vers la fin du livre, un morceau très savoureux d’ironie et de tristesse à peine appuyée dans le dialogue avec la petite sirène Glaucé. Cela charme comme une halte au bord d’un étang dont on pourrait bien ne pas apercevoir encore le fond ! Je préféré ces pages aux autres… et j’avoue que toutes les autres sont nécessaires pour amener celles-là ! (« Charmante soirée ! »)

  1. Mercure de janvier 1897 page 200.

  2. L’Illyrie, dans les huit derniers siècles de notre ère recouvrait toute la côte est de la mer Adriatique, de la Slovénie à l’Albanie.

L’Exemple de Ninon de Lenclos amoureuse (Mercure)

Mercure de juillet 1898, pages 227-228

« En amour connaissant l’ivresse, mais très peu la fidélité ; pleine d’honneur, de probité, si ce n’est en fait de tendresse ; bel esprit sans fatuité et philosophe sans rudesse. » Ninon, ou Anne de Lenclos, naquit le 15 mai 1616, ou en novembre 1620, et fut une grande dame dans toute l’acception des deux mots. Rien ne l’épouvanta en ce monde sinon le mariage, acte de suprême bourgeoisie. Cet exemple d’amoureuse a tenté bien des écrivains de son temps… dont le très jeune Jean de Tinan qui, heureusement pour lui et pour nous, a l’esprit d’un autre siècle. La trop jolie personne fit de tout, même de la dispute religieuse et des vers. Son désordre… était si plein de retenue (?) et d’élégance (un beau désordre est toujours un effet de l’art) que les gens les plus sévères de son époque le voyaient sans aucun dégoût, y compris Mme de Maintenon. Jean de Tinan la daigne voir aussi d’un œil bienveillant, quoique accoutumé aux vertus du quartier Latin. Il écrit son livre, prétend-il, avec toutes les histoires des auteurs bons à plagier et il y ajoute, sentiments de convenances personnelles, quelques silences coupés de ses propres soupirs, silences très éloquents ! Mais il ne me paraît point avoir tout plagié, car il aurait aimé à rapporter de charmantes phrases de Jules Janin, phrases d’articles cependant bien dans la note… du temps. « Elle appartenait à Épicure pour être la bergère du troupeau. » (?) Et celle-ci : « Elle savait par cœur tout Montaigne, elle parlait plusieurs langues, surtout la sienne ! » Et encore : « Elle se servait de plusieurs instruments : le luth, le théorbe, la guitare, le clavecin… et elle avait des mains si belles ! » On ne peut pousser plus loin, je pense, la retenue dans le désordre. Ce livre de Jean de Tinan est un peu court… comme, d’ailleurs, les meilleurs livres. On aurait préféré plus de roman ou plus de romanesque, car l’histoire intime de Ninon en est remplie. Avec habileté, l’auteur nouveau de ce conte ancien et éternel a gardé pour la fin la très belle scène du fils épris de sa mère se perçant de son épée. (Je crois qu’il dut descendre d’abord du boudoir de Ninon où il était sans épée pour se rendre prosaïquement aux écuries où se trouvait son cheval, là il prit ses pistolets dans ses fontes et se brisa la tête tombant dans la paille, situation moins belle je l’avoue, mais plus vraisemblable) et une telle émotion ne calma nullement les ardeurs de Ninon. Si elle avoue, dans ses lettres à Saint-Evremond, que sa vie lui cause quelque horreur, elle termine par des abbés, gens experts plus que tous autres. Elle les gardait pour la bonne bouche, très certainement. Deux suggestives figures de Henri de Toulouse-Lautrec adornent la couverture du livre de Jean de Tinan. Une question : Que fait, au dos de cette charmante édition, le nègre, trop connu, Zamore ? Je veux bien que le négrillon soit la mouche assassine nécessaire à toutes les blanches beautés de cette époque allant de Louis XIV à Louis XV, mais ce Zamore a l’air d’être bien de la suite de Mme Dubarry, ce semble. Encore un détail sans importance, du reste, je ne le mentionne que pour prouver à M. de Tinan que j’ai tourné et retourné son livre. Le meilleur chapitre de cette histoire d’amoureuse est certainement celui de l’amoureux, « Mlle de Lenclos habitait alors rue des Tournelles… » où il s’est écarté de son sujet… ce qui prouve, pour la suite de l’œuvre de Jean de Tinan, qu’il lui est plus difficile de s’emparer de l’esprit des autres que de se servir du sien.

Couverture de l’édition originale de mai 1898 ornée d’une lithographie d’Henri de Toulouse-Lautrec…

Aimienne ou le détournement de mineure (Mercure)

Mercure d’août 1899, pages 493-495

Jean de Tinan est mort il y a près d’un an (novembre 1898) au moment où paraît ce compte rendu. Il n’avait pas 25 ans. Le roman de Jean de Tinan est paru dans les numéros du Mercure de février et mars 1899. Dans ce numéro d’août, Paul Léautaud lui rend hommage en publiant, pages 372-379, « L’Ami d’Aimienne » (lisible sur leautaud.com). Lien Gallica pour l’édition en volume.

Très pâle, hautement cravaté, vêtu d’une redingote 1830 s’ouvrant sur un long gilet de velours noir, coiffé d’un feutre à large bord, et glissant, quand il marchait, comme un bon danseur, ce jeune homme, déjà mort, c’est-à-dire ne vivant que par son esprit, avait bien l’aspect d’une ombre. Il était le joli ténébreux dont rêvent les vierges sages et que ruinent toujours, fortune ou santé, les vierges folles. Si on l’aimait beaucoup il aimait littérairement : puissance des physiques faibles. Il faisait de frénétiques noces à froid. Son livre, ses livres en débordent. On dirait que le morceau de glace déposé dans son champagne agit comme la volonté d’un revenant d’un tout autre monde. Il ne m’apparaît pas certain qu’il soit mort. Il est simplement allé ailleurs. Sorti d’un salon pour se promener sur les boulevards et en d’assez mauvais lieux, il est remonté là-haut… dans ce salon très fermé du cimetière du Père-Lachaise où il fréquente chez des marquises poudrées par la poudre du cercueil. Je crains qu’il ne revienne plus !… Très mûr, très indifférent, pour cela même plein de tous les enthousiasmes superficiels, très travailleur parce qu’il comptait les minutes de ce supplice de Tantale qui est la vie, son imagination analyse, débrouille, embrouille, se désespère, nous effare. Il trouve trop d’idées, trop de mots, et néglige la trame. À quoi bon composer son œuvre quand il se sent, presque chef-d’œuvre lui-même, se décomposer chaque jour ! (Tout roman est malade du roman empoisonné que nous portons en nous.) Il a vécu tant d’existences, en changeant si souvent de maîtresses, qu’il commence à rire de bon cœur en face de son propre sort. Et il joue tous les rôles sans les moindres croyances, enlève les valseuses d’un soir, séduit les jeunes mariées, et c’est à lui que vont les mineures timides pour se faire détourner proprement. Il est à la fois leur tourmenteur gracieux et son propre bourreau. Combien cela peut-il durer? L’espace d’un matin !

La grande question pour lui est de plaire. C’est ainsi que l’horrible existence peut lui plaire. Il évoque bien une époque de dandysme à jamais disparue et je crois qu’il y est retourné, comme irait se replacer dans son cadre un jeune mondain de Dreux pour la terreur intime que lui aurait causée le frôlement squelettique d’une bicyclette durant son tour au Bois. Jean de Tinan, malgré ses glorieux vingt ans et sa fine beauté d’imberbe, n’était pas un enfant. On pouvait causer avec lui comme avec un très vieux philosophe, mais il n’oubliait pas le mot si on oubliait son âge. Et c’était toujours drôle, son mot, sinon toujours tendre. Méchant, je ne crois pas. Seulement, comme au siècle de Mme des Ursins[1], il disait tout. Le roman que le Mercure publie n’est pas fini. Ainsi est-il bien plus l’image même de son auteur. C’est un mot, une plaisanterie perpétuelle, amoureuse, libertine, se festonnant sur la vie de celui qui s’appelle Raoul de Vallonges comme une guipure extraordinairement compliquée sur un velours sombre. Jean de Tinan savait très bien qu’il allait partir, mourir. Au lieu de perdre son esprit avec son courage, il a forcé la note et s’est fait peut-être illusion à lui-même l’espace d’une anecdote. Il est mort en écrivant, en plaisantant et pourtant a beaucoup souffert pour s’effacer. On doit lui pardonner ce détournement de mineure en faveur de la grâce qu’il met à effleurer seulement son sujet. Dans le respect voulu qu’il exprime pour Aimienne il y a tout le prestige d’une fine morale… mais c’est l’auteur qui se termine et non le roman. Pierre Louÿs, dans deux lignes attendries de préface, demande qu’on lise avec pitié cette œuvre toute fleurie de femmes. Il faut peut-être envier un tel sort. Mourir jeune, beau, enguirlandé de tous les bras blancs des charmeuses terrestres, c’est aller à une gloire certaine, c’est préférer les dieux qui vous préfèrent et vous touchent de la palme avant l’heure des critiques déflorantes. Avec son esprit terrible, Jean de Tinan pouvait devenir un simple grand journaliste, tenté par sa facilité, sa spontanéité d’anecdotier. Maintenant il demeure un chanteur de l’amour et voilà pourquoi il a son droit à sa petite part d’éternité : « L’Amour… Il n’en dit pas plus long pour le moment sur l’amour parce que l’on quittait la salle à manger !… » Ce sont ses dernières lignes et il a quitté en effet la vulgaire salle à manger de cette terre pour aller chercher, plus haut, quelques voluptés plus… infinies. Le manuscrit d’Aimienne se termine par une courte, mais très lucide rédaction des notes laissées en marge, qu’un ami, Henri Albert, a soigneusement recueillies. Le livre est orné d’une couverture illustrée de Maxime Dethomas et d’un portrait de l’auteur, une belle page du poète-peintre Henry Bataille.

  1. Marie-Anne de La Trémoille, princesse des Ursins (1642-1722).