Auguste Strindberg

Axel Borg▼ — Inferno▼▼

Axel Borg (Mercure)

Mercure de novembre 1898 pages 452-453

Il ne faut pas oublier que tout cerveau de mathématicien ou de chimiste contient de la magie : c’est pour cela qu’Auguste Strindberg, alchimiste et amoureux surtout de la brutalité du chiffre, est un romancier des plus fastueux. Il crée des mondes et des êtres par la puissance du nombre et son calcul est toujours si âprement juste qu’il leur donne, bon gré, mal gré, la vie Si dans l’humanité ne régnait pas une perpétuelle erreur, d’abord sur la matière première, ensuite sur les différences de gisement qu’il faut reconnaître à la dite matière, nous serions peut-être des dieux… mais comme le dit le poète : Le pauvre monde est sujet à l’erreur. Le schéma de l’humanité à trois subdivisions de Strindberg est bien la meilleure explication de cette perpétuité de l’erreur. Il y a les conscients, les illusionnés et les inconscients. Que voilà donc un classement admirable ! Son Axel Borg, inspecteur de pêche en l’archipel de Stockholm, est un conscient, partant un égoïste fort sceptique, bon quelquefois parce que… on serait tellement embêté par la peine qu’on ferait aux autres, juste toujours, mais cruellement juste, à un calcul différentiel près ! Il tombe dans une île déserte avec, pour tout mirage de la vie heureuse, un petit serpent d’or au poignet. Il tombe dans le désert des rustres, forces élémentaires conspirant naturellement contre lui. Il rencontre une femme (oh, le petit serpent d’or !) et il en devient raisonnablement amoureux. Je dis raisonnablement et c’est le mot le plus terrible à employer, si on veut bien le remettre en sa vraie valeur. Il constate donc qu’il ne peut faire autrement que d’en être amoureux et songe à l’épouser. Seulement, son manque de féminisme l’empêche d’aller jusqu’au mariage. Il voit clair et préfère s’arracher le cœur (le cœur c’est ce que l’on appelle en langue plus médicale : le désir) à s’aveugler, à devenir un illusionné ou un inconscient. « J’épouserai la femme qui consentira à se reconnaître l’inférieure de l’homme. » Ce serait découvrir une femme vraiment supérieure et… habile, en tous cas. Axel Borg ne la découvrira pas, je le crains. Lorsqu’il file une dernière fois sur la mer pour aller trouver la mort, il est la logique même. La mort est presque toujours l’épouse promise aux Conscients. Ce roman finit mal, il est triste, désolé comme un bateau merveilleusement organisé pour dompter les flots, mais qui ne porterait personne. Je ne reproche pas son manque de gaité à l’auteur, cependant je me permettrai de lui faire observer qu’il donne bien trop d’importance à la femme, puisqu’il daigne attrister son œuvre jusqu’au deuil sous le spécieux prétexte que ces créatures sont un peu traîtresses. La belle affaire, dirait Don Juan, une de perdue dix de retrouvées ! Et ce serait probablement la conscience de sa force, sinon la force d’une belle conscience. Il y a quelque chose d’enfantin dans la manière dont Axel s’habille et choisit ses cravates. Serait-ce une âme de femme ? Alors tout s’expliquerait : ces dames s’aiment si peu entre elles ! Et quand ça leur arrive, c’est plutôt du vice.

Inferno (Mercure)

Mercure de novembre 1898 pages 453-454

Très curieux journal de la vie de l’auteur qui s’analyse jusqu’à la nausée. L’enfer de Strindberg ressemble beaucoup à celui de Léon Bloy. Cet athée superstitieux se rencontre avec le grand catholique plus souvent qu’il ne le faudrait pour leur bonne réputation commune. Admettons même qu’il est des enfers communs pour les hommes de génie : Marcel Réja, préfacier de ce livre, rappelle également Huysmans. Ces trois écrivains ont, en effet, une égale tendance à trouver que les côtelettes du restaurant sentent le gilet de flanelle (Huysmans pinxit !), et l’enfer des crémeries à 23 sous les conduit noblement à réciter maints chapelets en l’honneur de notre dame de Lourdes tout en goûtant des béatitudes promises aux fidèles. Le cas de Monsieur Strindberg, héros de son roman, est plus grave, car il tourne à la monomanie de la persécution en passant, selon l’us, par le délire des grandeurs. Quand je songe que l’on voulait enfermer des gens qui regardaient sous leur lit pour y découvrir des fils électriques et jugeaient de mauvais augure tous les coups frappés sur les cloisons par les voisins locataires, je suis bien perplexe ; c’étaient des gens de génie… heureusement qu’ils sont libres de faire tout le mal inconscient qu’ils doivent faire pour arriver au ciel… mais quel trouble pour nous autres, spectateurs, et simples mortels ! L’auteur rencontre la formule de l’or, le charbon dans le soufre pur et Minna, l’éternelle Minna (toujours la même !) qui l’embrasse au nom des femmes françaises… que c’en est touchant. Le malin esprit, un certain assassin : Popoffsky, et Papus se mêlent agréablement à l’utile économie sociale ; mais il y a des choses exquises sur les fleurs. Le naturel surnaturel de l’existence plonge le chimiste dans des extases funestes pour sa santé. Séries de déconvenues scientifiques et littéraires, plus, tout le grand jeu de l’occultisme. Au courant de ces pages nerveuses, inquiètes, très vibrantes, d’une analyse délicate, comme faites par les petites mains si blanches entrevues dans le germe d’une noix, des sursauts de sensualités un peu bestiales. Auguste Strindberg (je parle du héros de son livre, ne me permettant pas de supposer que c’est le même… ) m’a tout l’air du misogyne par amour. La conclusion de l’œuvre me paraît merveilleuse comme portée morale : tout être supérieur, doué d’une intelligence remarquable, est forcé, ce me semble, de passer par la folie avant d’en arriver au catholicisme. Je souhaite, de mon côté, que cette constatation puisse en dégoûter les autres !

Ce roman a fait l’objet d’une adaptation sur France-Culture en juillet 2006 et d’un film de Paul-Antony Mille sorti en salle en mai 2017.