Albert Juhellé

La Crise virile (Mercure)

Mercure de mai 1898, pages 542-544

Il s’agit d’un premier roman.

  1. Allusion vraisemblable à Jeanne Marni (1854-1910), romancière à succès, feuilletonniste et auteur dramatique, dont nous pourrons, dans ce même numéro du Mercure lire le compte rendu de Fiacres.

  2. Henry de Bruchard, « Notes sur le Donjuanisme », Mercure d’avril 1898, pages 58-73.

L’auteur prend la peine de nous prévenir que ce n’est pas un roman mais une étude, l’étude de l’homme qui s’éveille au désir. Si c’était du Marni[1] cela pourrait donc s’intituler : Comment ils l’ont perdu ! Étude intéressante, Messieurs, entre toutes. Albert Juhellé écrit sérieusement, point pour plaire, il a le bec de plume un peu trop philosophe et le scalpel scientifique ; à part ces défauts, qui sont de simples qualités à perfectionner, il écrit bien, sans souci de la phrase dite moderne et artiste et sans viser à l’esprit. Encore un consciencieux travaillant plus pour son avenir que pour la conquête du présent. Cela déclaré au sujet de la forme, je pense que l’auteur ne m’en voudra pas de le chicaner sur le fond… comme une femme que je suis !

Monsieur Albert Juhellé s’attaque, dans son livre, à un des plus graves problèmes humains : le départ de l’homme pour la vie d’amour, c’est-à-dire toute la vie, car de ce désir de bonheur doit naître toute la conception de son existence. Luc est un garçon choisi dans la moyenne sociale, il n’est ni trop intelligent ni trop bête. II est doué de la jolie naïveté d’égoïsme que tout homme tend à développer en lui par tous les plaisirs faciles et tous les rêves du possible. Mais il y a l’impossible, le ferment du cerveau qui conçoit le beau, le pur, le bon, le grand. Cela d’une manière vague, comme en bégayant, dès les premiers attouchements de l’idéal. Luc est élevé chez les Jésuites ; des confesseurs lui font des questions naturellement scabreuses et il découvre peu à peu que tout n’est pas… dans le cerveau. Parmi les camarades obscènes et les prêtres louches, il se conserve chaste et en arrive à se bien formuler à lui-même l’expression de son désir : il aime son désir, donc, il le respectera et cherchera la femme et point : des femmes. Seulement, comme tous ses pareils, les hommes, il n’est pas assez persuadé qu’il porte sa fortune avec lui, et cherchant de bonnes fortunes, il ne trouve pas la force de les doubler suffisamment de sa personnalité. C’est, je crois, l’échec éternel. Le monde est en eux. Ils en donnent la moitié, et généralement la moitié de l’amour de l’homme suffit pour mettre une femme, fût-ce la dernière des catins, à la hauteur d’une héroïne de roman. Mais l’homme qui s’aime en une femme ne s’aime pas assez, jamais assez parce qu’il ne se respecte pas. On commande le respect de l’autre par la puissance que l’on a sur soi-même. L’homme est d’un naturel peu fier, en général, il s’apprivoise trop facilement et demeure en négligé trop souvent devant son ennemie. Elle en profite, bien entendu. Son prétendu orgueil est un puéril orgueil de coq, de brute. Les aventures d’amour existent et existeront toujours sur terre. On peut les courir avec toutes les chances de succès à une seule condition : ne rien laisser aller aux vulgarités. Dans la crise virile de Luc, il est clair que la fille l’emporte sur la femme, comme il sied, du reste. Le collégien voulant surtout imiter le camarade Machin qui a des femmes parce qu’il a de l’argent. De là un grand souci de l’économie amoureuse et hygiénique. Luc découvre bien une petite dame au camélia dans une maison hospitalière, mais ça ne dure pas et il n’est pas certain du résultat de son empire. Puis, arrive l’heure de la femme du monde possédant deux fils plus grands que lui et il a, par simple vanité, l’illusion de tenir la femme… pire fille que les autres, car elle n’est plus jeune et elle l’aime beaucoup moins puisqu’elle ne sera jamais son esclave… d’orient ou d’occident. Et Luc très dégoûté (c’est se déclarer vaincu) demeure persuadé qu’il aime son désir sans espoir de réalisation : il est mûr ou pour le mariage ou pour le collage systématique. Albert Juhellé a voulu donner une moyenne humaine. Son type de jeune homme n’est pas celui d’un héros. Seulement où perce un peu la naïveté masculine, puisque aussi bien c’est un homme sans doute jeune qui écrit, c’est dans son vouloir du rêve alors qu’il est digne de l’ordinaire terrestre servi à tous ses pareils. La fille à l’heure, la prostituée n’a pas été inventée par d’autres que par des médiocres. Elle est la médiocrité du moyen dont aucun véritable puissant ne se sert quand il a la conscience de sa force. L’homme d’élite, dès sa naissance, possède son harem épars dans le monde et il le sait, d’instinct. Successivement, il trouvera ses femmes, sa vie d’amour s’organisera d’elle-même et se fera, devant lui, comme le tapis de fleurs que tout héros doit fouler pour arriver à son but. La femme n’est pas le but mais elle est le moyen unique de faire belle une vie qui est, en somme, assez ridicule sans l’ornementation des aventures d’amour. On peut certainement voir Cléopâtre dans la plus humble des pierreuses, mais on peut aussi choisir la pierreuse nécessaire à son hygiène dans les plus belles et les plus puissantes des Cléopâtres modernes. Je ne vois pas l’utilité de vulgariser le choix puisque le résultat est identique. Si les hommes se plaignent de la médiocrité de leurs amours… c’est qu’ils sont médiocres eux-mêmes et je suis loin de penser que Don Juan doit être forcément un idiot. « Et d’ailleurs, dit avec beaucoup de courage un jeune écrivain, Henry de Bruchard, dans son article sur le Don Juanisme2, l’amour ne joue-t-il pas un rôle assez imposant dans la vie pour mériter d’être étudié en lui-même, et pour lui-même ? » Oui, c’est cela seul que l’homme jeune devrait étudier, mais, malgré les crises viriles traversées à l’aide de moyens indignes bien souvent d’eux, je voudrais pouvoir crier bien fort aux hommes, écrivains ou simplement penseurs effrayés de la tristesse basse de la vie : Vous portez tout l’amour avec vous et vous ne devez accuser que vous quand votre désir est en désaccord avec vos réalisations, car la femme, fille ou reine, ne peut-être reine ou fille que selon l’expression même de votre volonté. Le monde entier appartient à ceux… qui en font le décor de leur seul vouloir. La femme est une chimère sortie du cerveau de l’homme, sa chair est sa propre chair, son cœur est son propre cœur, et quand elle cesse d’être ce qu’il veut qu’elle devienne, c’est que lui-même a du tomber du haut de sa volonté. (Que les féministes me pardonnent !) Ce qui n’empêche que la Crise virile, nous en promet d’autre : l’orgueil du mâle, par exemple, des plus intéressante à observer, car Albert Juhellé a, je crois, l’intention de demeurer franc.

Les Pêcheurs d’hommes (Fasquelle)

Mercure de mai 1900, page 480

Il paraît entendu, selon l’auteur, que les collèges de Jésuites sont l’école de tous les vices. Depuis l’invention des lycées démocratiques, on découvre que tous les petits Jésus ne sortent pas de là. Les vices sont dans les vicieux et non pas dans les institutions. Toutes les religions ont enseigné le mystère, c’est à-dire l’attrait du fruit défendu, mais aucune, païenne ou chrétienne, ne dirige l’homme vers la sottise ou le dévergondage. À ce métier, l’Homme a suffi depuis le début du monde et ses instincts sont en dehors de toute doctrine. Les pêcheurs en question n’ont pas inventé le sadisme. Maintenant il est de bon ton de croire que l’élève des Jésuites couche avec la femme d’un monsieur, élève aussi des Jésuites, qui se fait taillader le ventre à coup de canif par la maîtresse de son fils, non moins élève desdits Jésuites… Je le veux bien, mais pas la même nuit, hein, c’est trop compliqué pour être une étude de mœurs.