Albert Delacour

Le Roy (Mercure)

Mercure de novembre 1898 pages 451-452

  1. L’affaire Dreyfus, évidement, et qui se termine minablement pour l’armée en cette fin de 1898. C’est la deuxième fois que Rachilde y fait allusion dans cette chronique, après La Femme qui a connu l’empereur, d’Hugues Rebell.

Un fougueux tempérament de romantique, l’auteur ! Il y a, dans son œuvre, des bohémiennes, des combats homériques, des exclamations immensément déclamatoires et surtout beaucoup de talent. Le talent, c’est peut-être mieux que de savoir écrire selon la mode et le goût du jour, c’est d’écrire comme l’on pense et de penser crânement quelque chose. Le Roy est un sauvage sorti des premières forêts du monde, bien avant le déluge ; c’est un homme allant volontiers tout nu. Le style d’Albert Delacour lui ressemble ; il court parmi les arbres et les gens avec une barbe mal faite et des ongles de tigre. Ce Roy est un volontaire. Il se heurte, malheureusement, aux préjugés, à la faiblesse et aux personnes bien équilibrées. Je pense qu’il a eu tort de tuer le prince d’Armorique : à eux deux ils faisaient un couple capable de régénérer (sinon repeupler !) leur triste royaume. Si, en ce moment, on pouvait lire autre chose, en France, que les insanités ayant trait, directement ou indirectement à l’AFFAIRE[1], on devrait s’occuper du premier roman d’Albert Delacour. Personne, depuis longtemps, ne dit rien en littérature, or, un Monsieur jeune, capable de travail et connaissant un peu plus que le grec, c’est-à-dire l’art du mot français brutalement mais justement placé, survenant parmi les eunuques de lettres que nous savons, tant juifs que chrétiens, ce serait cependant à prendre en considération. Nous sommes tous très las de savoir qu’il y a des enfants martyrs et des innocents au bagne, nous aimerions, vraiment, à lire, dans les journaux, revues ou volumes de notre pays l’histoire des maîtres à venir, du Roy ou du voleur à poigne qui mettra, enfin, la justice et les lois dans sa poche pour se promener en peau… soit à la rencontre de l’Inconnu, soit à la rencontre de la mort.

« … Ne vous avais-je pas dit : veuillez, et tous les fantômes vont s’évanouir ? Pour ceux qui veulent, les balles sont d’inoffensifs cailloux ! En avant ! Beauté, force, liberté ! »

Mais point d’égalité, parce que… il est préférable, pour l’auteur au moins, d’avoir beaucoup plus de talent que les autres. Pourvu, mon Dieu, qu’il ne se mette pas à écrire parfaitement, histoire de ressembler aux eunuques en question ! À propos : je préviens toutes les femmes, sans distinctions de sexes, que le Roy n’est pas une œuvre écrite spécialement pour elles… Alors…

Il n’est pas impossible qu’il s’agisse d’Albert Delacour (1877-1916, peut-être mort à la guerre), docteur en droit et spécialiste de l’anarchie.

L’Évangile de Jacques Clément (Mercure)

Mercure d’août 1900, pages 485-486

Assassinat d’Henri III par Jacques Clément (détail d'une estampe) (BnF)

Jacques Clément (1567-1589), mort à 22 ans, catholique intégriste, meurtrier d’Henri III.

La préface de ce roman, écrite par l’auteur, nous promettait toute autre histoire d’amour que celle qui la suit. Je ne veux pas penser une minute que l’auteur n’a pas fait ce qu’il a voulu, mais je suis cependant obligé de lui dire, en lecteur qui n’a pas l’habitude de passer une ligne, que je ne vois pas dans son œuvre l’homme qu’il désirait me montrer. Son livre n’est pas un roman historique, c’est encore moins une page d’histoire, et on ne peut que féliciter un écrivain quand il s’efforce de donner bien plus une légende qu’une réalité en tenant à conserver la forme dite romanesque. Mais alors pourquoi chercher à affaiblir un symbole au lieu de le développer en toute la fougue permise à la fiction ? Jacques Clément le régicide nous apparaissant sous la forme d’un poète névrosé, comme on en croise tous les jours sur le boulevard, nous étonne, et ce qui nous gêne n’est pas précisément qu’il s’appelle Jacques Clément, c’est le point d’histoire, c’est-à-dire le prenez garde à la peinture de la préface. Jacques Clément est un illuminé soit, mais il est impossible à cet illuminé de recevoir l’impulsion d’une aussi pauvre cause que semble l’être Mademoiselle Valentine. Cette jeune personne est d’un chromo à faire peur. Puisque l’évangile de renoncement par l’amour devait découler d’un baiser, je souhaiterais le baiser un peu plus profond ou encore moins appuyé. La scène du petit page sent l’Alexandre Dumas, ce qui n’est pas très désagréable… seulement l’anarchie, puisant dans Alexandre Dumas, hum !… Toute la scène du bain où le jeune moine se sent devenir homme et sensuel est belle, d’une grande poésie et c’est pourquoi Valentine, sa soubrette et son page, scandalisent un peu. Maintenant les ligueurs et les chefs d’armes ont un relent d’affaire Dreyfus très inattendu ; il y a des vive le sabre ! qui sentent leur vive l’armée d’une lieue.

Somme toute, le Jacques Clément de l’auteur est certainement un grand sensitif, mais il se développe dans un autre milieu que celui qui fut le sien historiquement parlant. Il y eut de tout temps des illuminés, mais leurs illuminations subirent le milieu, certainement. Je ne vois pas Jacques Clément sous le froc de ce petit moine, parce que c’est le froc d’un moine mondain italien de la fin de ce siècle-ci et il s’évanouit comme on s’évanouissait chez les poètes neurasthéniques hier encore. Je n’ai pas la prétention de demander à l’auteur de l’Évangile de Jacques Clément le farouche sectaire qu’il est d’usage de voir dans un régicide, cependant sa préface me donnait le droit d’espérer une figure moins pâle et moins déconcertante. L’écueil, je crois, pour tous les écrivains qui traitent un sujet historique, c’est justement le point d’histoire ; or, en nous préparant un Jacques Clément chaste, mystique et sensuel à la fois et en le faisant butter sur une Valentine, un brin poupée d’opérette, l’auteur nous force à regretter la silhouette plus cynique et plus sinistre de Mlle de Montpensier, qui aurait su ombrer la tête trop floche de l’innocent assassin. À l’heure actuelle, ayant le roucoulement de colombe un peu trop prolongé de ce livre dans l’oreille, je n’aperçois plus que l’autre Jacques Clément sortant, très saoul d’amour et de vin, de l’alcôve de la grande diplomate et allant tuer… simplement par sadisme, comme l’autre petit moine va tuer par dévouement. En hystérie, les deux extrêmes se touchent !

De toutes manières, puisqu’on nous présentait un nouvel évangile, il y fallait la Vierge ou Madeleine, mais pas une jolie petite commère de revue. Cependant il demeure un livre charmant.