Jacques-Arsène Coulangheon
L’Inversion sentimentale (Mercure)
Mercure de février 1901, pages 486-487
Ce roman est jumelé, sous la même couverture, avec La Sagesse pathétique, ci-après.
La première phrase de ce compte rendu fait allusion au compte rendu précédent, celui de Messaline, d’Alfred Jarry.
Voici un livre où l’on ne viole pas. Au contraire, mais la morale n’y gagne rien. (Mon Dieu, comme les gens de lettres compliquent l’amour depuis Barrès !) L’Inversion sentimentale est l’histoire d’une courtoisie masculine aux prises avec un caractère de femme énergique, un peu blasée, ce semble. Il advient que l’homme subit, cérébralement la femme et que les rôles sont intervertis. L’écueil était d’en arriver à des choses physiques, voilà pourquoi le roman est si court. Écrivain distingué, l’auteur n’a pas voulu sombrer dans une confusion abominable et nous ne saurions trop l’en remercier, car il a gardé aux tableaux, pourtant très intimes, de la vie à la fois rurale et passionnée des deux amants leurs charmantes teintes mélancoliques et fraîches. On badine avec l’amour. On effeuille des roses. On pleure. Ces jeunes gens idylliques me font l’effet de mettre l’un, l’étalon de sa puissance au vert, et l’autre, la cavale de son imagination au piquet. Enfin, ils s’amusent. Je ne saurais trop louer la finesse du diseur d’amour qui trouve le moyen d’intéresser sa compagne à son obéissance passive C’est sentimental comme tout, mais d’un mérite littéraire tout à fait extraordinaire. Après avoir perpétré — tel un crime de lèse passion — un effroyable roman qui se nomme, hélas ! Monsieur Vénus, j’avais espéré en venir à une sagesse, non pathétique, mais tout aussi littéraire pour oser refaire mon livre sur la nouvelle donnée de M. Coulangheon. Justement, parce que je ne me suis jamais senti la force de tenter cet essai de belle psychologie, je suis très heureuse de voir un écrivain de talent commencer par où j’aurais été fière de finir. Je crois, par exemple, qu’une œuvre qui est dans l’air doit toujours être exécutée par celui qui la sent la plus intérieurement. Rien ne reste des gestes et tout demeure des paroles bien à propos formulées. L’Inversion sentimentale est, par excellence, le bréviaire des prières d’amour qui sont balbutiées par les cœurs fervents. Ce court poème contient, outre tant de fleurs charmantes, de jolies espiègleries sur le domaine galant, des lettres ravissantes où la galanterie fait place à une espèce de courtoisie du cœur qui a le ton ému de la bonté. Mais le roman ne finit pas. Et j’aurais voulu, pour la plus grande gloire de l’auteur, qu’il ne finisse jamais, que nous ne trouvions pas le revers de cette médaille d’argent blanc, aux lignes si purement idéales.
La Sagesse pathétique (Mercure)
Mercure de février 1901, pages pages 487-489
Dans le Mercure, le compte rendu de ce roman suit sans interruption, dans la même ligne, celui de L’Inversion sentimentale, ci-dessus.
Je suis en colère tout à fait devant la Sagesse pathétique. Je dois d’abord un merci pour la dédicace, que j’ai l’honneur de partager avec Remy de Gourmont, ce qui m’est un double plaisir, ensuite je donne un libre cours à ma colère. Comment se fait-il qu’après la jolie comédie jouée, l’auteur, très applaudi, des couronnes aux mains, consente à nous faire descendre dans les grands dessous pour nous exhiber la machinerie de sa pièce ! C’est absolument cela, cette Sagesse pathétique. S’imaginait-il donc que nous le pensions naïf, très ignorant de tout usage amoureux et surtout incapable de discussion sur les différentes éthiques, les théories de Maurice Barrès, les philosophies de Darwin ou de Nietzsche ? Seigneur ! Ce qu’on nous en défile, la dedans, des systèmes, des murales, des lois physiques ou métaphysiques avec quelques bons petits entrechats sur le terrain religieux. « Des Allemands remarquables, Fritsch et Hitzig, ont corrigé l’erreur de Taine et sa théorie cœresnésique de la conscience. L’étude sur les fonctions du cerveau de Jules Soury est l’introduction à toute psychologie sensuelle. » Non, l’étalage de toute cette science n’était pas nécessaire à l’entendement de ce qui avait précédé. Une fois la rose de son style respirée, nous n’avions pas besoin de savoir, de la bouche même de l’auteur, pourquoi cette rose est si double, si remplie de suavités diverses. D’ailleurs il va plaire aux coupeurs de fils de la vierge en quatre et ce sera bien fait. Il n’est pire punition. Je veux bien admirer la Sagesse pathétique, mais ça ne me touche pas du tout et je le dis sans hésiter. Et puis, la scène de la « barme aux amants » est absolument inconvenante. Maintenant je ne pourrai jamais croire à la chasteté de l’Inversion sentimentale. Je vais tâcher d’expliquer la situation. La demoiselle, Mlle de Gerzat, est une perverse qui prend les hommes pour des accumulateurs d’intensité nerveuse et « dont la propre intelligence doit accroître le potentiel voluptueux des individus ». Je vous demande pardon, mais c’est écrit ! On échange des propos dans le genre de ceux-ci : « J’imagine, sourit-il incertain, que la volupté n’est qu’une sommation de conscience qui se totalise dans l’inconscient. C’est une défaillance physiologique de même nature que le sommeil, ou mieux encore que l’hyperhémie nerveuse. » Et durant ces aimables… transports scientifiques, la mer déferlé aux pieds des jeunes gens et leur joue le tour de les noyer à moitié. Je vois d’ici la mer qui est bien une femme, elle, qui, d’abord doucement grondeuse, entendant causer de Fritsch et d’Hitzig, s’est flanquée dans une fureur bleue et leur a craché à la figure ! Ce que je comprends ça ! Faites donc toutes les petites saletés que vous voudrez, seulement laissez les théories des philosophes allemands tranquilles, car il est l’heure d’aller vous coucher… ensemble ! Les pauvres petits théoriciens se tirent, de là comme ils peuvent, mais Atalante, ou Mlle de Gerzat, ne vibre plus et elle envoie au diable son personnel accumulateur nerveux.
Ça tourne de plus en plus mal. La jeune fille n’a pas le désir normal de comprendre que le jeune homme, n’en déplaise à Platon, aimerait à varier les opérations chimiques de leurs sensualités réciproques, et elle n’est pas pour les mélanges. Elle raconte des histoires où le potentiel voluptueux des dames est seul en question, puis elle procède à son embarquement pour ailleurs aussi froidement qu’un capitaine au long cours planterait là une petite négresse importune ! Le jeune Homme demeure seul… avec, je pense, le regret tardif de ne pas avoir mieux saisi la haute leçon de la mer qui envahit ou, y eût-il mort des amants, quand son heure est venue. Je ne taquinerai pas davantage M. Coulangheon Ses deux petits romans sont deux chefs d’œuvre, mais je profère le premier parce qu’il est à la fois plus chaste et plus vécu que l’autre. Le premier a le charme d’une chose arrivée malgré la nature, le second est une blague de professeur mondain. Je recommande l’Inversion sentimentale aux jeunes gens et la Sagesse pathétique aux vieux Messieurs. Le livre entier sera, du reste, lu par les femmes éprises de beau langage et de respect…, sous toutes les formes y compris celles destinées à accroître, momentanément, leur potentiel voluptueux.