Marcelle Tinayre

Avant l’Amour▼ — La Rançon▼▼ — Hellé▼▼▼

Avant l’Amour (Mercure)

Mercure de décembre 1897 page 885

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L’édition Calmann-Lévy de 1908 illustrée par Auguste Gérardin

  1. Alfred de Vigny, La Prison. Le vers exact d’Alfred de Vigny, est : « J’ai mes droits à l’amour et ma part au soleil » mais c’est « ma place » qui est noté sur la couverture de l’édition Mercure.

Sans penser au féminisme, Alfred de Vigny a tracé son programme sous le vers épigraphiant le volume de Mme Tinayre : « J’ai mes droits à l’amour et ma place au soleil[1] », si on veut bien détourner un peu le sens de la phrase et comprendre ceci : « Par mes droits à l’amour j’ai ma place au soleil. » En effet, le seul féminisme possible serait celui qui s’occuperait sérieusement de maintenir la femme dans l’unique religion de l’Amour. Je n’ai pas du tout l’intention d’humilier mes compagnes (ou moi-même) en leur disant cela. Je crois fermement que tout ce qui nous éloigne d’aimer, ou d’être aimable, est puéril. Il n’y a aucune honte à nous donner pour ce que nous sommes : des créatures de passion. Et il y a peut-être une infériorité, pour l’homme, à ne pas demeurer exclusivement un passionné. Le féminisme, dont le nom est déjà une injure, un titre à des infériorités, puisqu’on ne connaît pas le syndicat des homministes, veut représenter, je pense, un état d’âme socialiste chez les femmes. Or le socialisme des compagnons de lettres, ou de politique, suffit aux besoins féminins puisqu’il prévoit, déjà, une égalité des sexes dans le travail et la rémunération de ce travail. Il reste les droits à l’Amour. On n’a pas à réclamer, ou à se syndiquer pour obtenir ces droits : on les prend. Et j’ajoute en toute sécurité de conscience qu’on peut toujours les prendre. L’homme n’est pas notre ennemi. Nous n’avons pas de plus terrible ennemi que nous-mêmes. Et si l’homme arrive à ne pas nous comprendre, c’est que la plupart du temps nous ne nous comprenons pas vis-à-vis de lui et que, de la meilleure foi du monde, nous ne savons pas ce que nous lui demandons. Nous avons l’habitude (la religion catholique est la grande coupable de cette faute en nous) de mélanger une trop forte dose de sentiment au plaisir que nous cherchons chez nos compagnons… d’infortune. Généralement nous avons l’air de désirer un dieu quand nous voulons un homme. C’est un procédé fort élégant pour masquer des besoins d’ordre plus vulgaire, mais plus il est employé avec ignorance du véritable mobile, plus il égare le patient et plus il nous égare. Il y a des femmes d’amour et il y a des femmes de vice, comme il y a des hommes fidèles et des hommes de plaisir. Je crois que le plus grand des vices chez une femme c’est… de chercher, malgré les réalités, malgré son siècle, un amour idéal. Je ne condamnerais pas cette femme si je la rencontrais par hasard consciente de sa folie, mais j’en ferais une exception qui ne devrait servir qu’à confirmer les autres dans leur bon sens, c’est-à-dire dans leur droit à laisser croire et voir qu’elles ont, d’abord, comme leurs égaux naturels, les hommes, des sens. Le féminisme, qui tend à vouloir plus que ce que la nature nous donne, tend à séparer de plus en plus les sexes et, surtout, à en ridiculiser un aux dépens de l’autre.

Mme Marcelle Tinayre n’est pas une féministe. Son livre n’est orné d’aucun manifeste violent et comme il est une sorte de préface humaine à l’humaine existence d’une femme, il n’a pas besoin de démolir ou déplanter un inutile drapeau. L’auteur s’y occupe d’une créature un peu esseulée dans la vie et livrée, fort jeune, à ses propres réflexions. Il ne s’agit là ni d’une névrosée, ni d’une fantaisiste. Son héroïne n’a rien, justement, d’une héroïne. Elle fait partie de la bonne moyenne des honnêtes filles. Elle a ses pudeurs, ses petits défauts, ses petites qualités, ses besoins de chair et d’âme comme les simples mortelles et elle a trouvé naturel de conquérir son mâle et d’en être, jusqu’à un certain point, la victime. Ce mâle ressemble un peu au Bel ami de Maupassant. Je n’étonnerai personne, je pense, en déclarant que tous les mâles bien modernes ressemblent au Bel ami de Maupassant ? Et je félicite Mme Tinayre d’avoir, sans doute avec le sûr instinct des femmes d’amour, découvert cette vérité première qui rapproche encore plus les infirmités morales des hommes des infirmités physiques de leurs compagnes. Mme Tinayre n’a pas songé à singulariser son héros en le rendant odieux. Elle l’a fait selon la vie du jour, et elle l’admet sans toutes les petites rages, si encombrantes, des revendicatrices. Elle a conté une histoire sans thèse. Cela c’est toujours très fort mais c’est d’une vraie femme. Il ne faut pas que le féminisme dans le train aille revendiquer cela. Je ne connais pas Mme Tinayre. J’ai lu son livre comme j’aurais lu un livre de romancier, en dehors des préoccupations qui hantent les cerveaux des hommes lisant des livres de femmes. Je l’ai trouvé simplement et bien écrit, jeune par certaines locutions trop connues, neuf par le côté d’insouci de la fable. Maintenant, je ne le crois pas plus franc en le sens confession qu’un livre d’autre romancier. Il faut se dégager absolument de cette idée bizarre qu’un auteur femme doit parler de ses histoires personnelles. Tout romancier de race transpose avec ce qui lui convient de mettre de vérité, cependant il n’atteint à la franchise littéraire que par l’art de la littérature et non par une série d’aveux. Si par une simplicité de langue et un habile exposé de faits, Mme Tinayre a réussi une œuvre au point de lui donner le lustre de la réalité, il convient de la louer comme bon romancier sans tout de suite crier aux révélations. Il suffit que Mme Tinayre ait l’apparence de la franchise pour être vraie dans le sens littéraire et faire un volume utile. Pour ma part, je ne crois pas à l’absolue franchise de la femme, romancier ou autre, pas plus, du reste, que je ne crois à la sincérité absolue de l’homme, car, il ne faut pas prendre la normale grossièreté de celui-ci pour un ordinaire apport de réalisme. Non, ni l’homme ni la femme ne sont francs quand ils écrivent, même quand ils vivent, et c’est sur cette communauté de défauts qu’on pourrait, surtout, établir la fameuse égalité des sexes… si on était capable d’absolue franchise un jour.

La Rançon (Mercure)

Mercure d’août 1898, pages 516-517

J’aime assez que les femmes s’occupent du grand Adultère et s’en occupent avec intelligence. C’est ce que Mme Tinayre semble faire dans son dernier livre, mais elle oublie, à dessein, sans doute, d’orner cet adultère du tas de séductions qui le rendent… excusable. L’amant est ici plus vieux que le mari ! plus raisonnable, plus néfaste, il parle d’abondance sur les sujets les plus délicats comme par exemple l’éducation des enfants et les soins à donner à ces ordinaires résultats du mariage. En tous ces discours de haute sagesse, on découvre que l’amour est autre chose, décidément, que la passion ; c’est une entente raisonnable de tous les petits intérêts du ventre et de l’imagination réunis, c’est une politique entre le besoin d’aimer et le besoin de changer d’amour ; la meilleure preuve que l’amour n’est plus qu’un besoin de changer, c’est que, vers la fin du volume, l’amant est obligé de céder de nouveau le pas au mari ; dans une belle lettre fort touchante qu’il écrit à la femme coupable, il lui explique qu’il la lègue définitivement à son devoir… et elle trompera l’amant avec le mari, cela nous paraît on ne peut plus certain. L’intention de ce livre est pure. Son allure est un brin bourgeoise, tirée en cordeau, passive, résignée. Il est question de tout, sauf de l’amour. L’auteur n’a aucune idée (et je l’en félicite) de ce qui peut être la passion en le sens absolu du mot. La passion est l’appétit de la souffrance sous toutes ses formes, puisque la volupté n’est pas autre chose. Alors on ne peut pas souffrir d’un homme, amant ou mari, qui n’a pas l’idée bien nette que son devoir à lui est d’être l’excès. Amant ou mari, l’auteur nous présente des moyennes. La force même des choses ramène la balance à égalité, et la femme demeure perpétuellement entre ces deux plateaux, jusqu’au jour où elle prendra, espérons-le pour elle, un chenapan qui, lui troisième adultère, lui apprendra l’art du fléau d’amour. Maintenant, le style de Mme Tinayre est agréable, assez travaillé pour ne pas être un style de femme et il donne lui-même la sensation d’une bonne moyenne d’art. Mais que je n’aime pas cette phrase : « L’enfant est la moitié de la vie de la femme et l’amour l’autre moitié. » Non, Madame, l’amour est toute la vie, qu’il soit l’amour maternel ou qu’il soit l’amour, et jamais aucune femme n’a pu se partager. Ou elles se donnent toutes à l’enfant : ce sont les sages, ou elles se livrent toutes à l’amant : ce sont les folles… à moins que… Mais je ne veux pas scandaliser l’auteur de la Rançon. J’ai bien trop de respect pour lui.

Hellé (Mercure)

Mercure de décembre 1899, pages 759-760

llustrations de Jordic.
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Hellé est une jeune fille élevée par un homme sérieux. Elle n’a rien de la frivolité mondaine que les meilleures mères semblent transmettre avec un soin jaloux à leurs descendantes, les formant ainsi selon le cœur de la femme qui est généralement une petite enveloppe vide. M. de Rivayrac glisse une lettre, des lettres, sous cette enveloppe trop plate du cœur féminin, il la gonfle généreusement de toutes les aspirations vers le beau, le bien, qui animent son propre cœur. Cependant il arrive que la jeune Hellé se trompe. Simple griserie des sens ou des yeux, elle aime un Monsieur fort moderne, c’est-à-dire très ambitieux, délaissant le bien pour le beau, et elle se fiance à Maurice de Clairmont, le poète, l’homme-femme tel qu’on le conçoit maintenant dans les salons… où l’on cause. Puis ce maladroit manque de chevalerie. Il oublie de défendre son rival : le bien, M. Genèvrier, un moraliste grisonnant, et comme le propre des jeunes filles vierges et enthousiastes est de sacrifier un mouvement sensuel (qu’elles ignorent) à un geste de pitié relativement facile à faire parce qu’elles ne connaissent pas l’autre, elle se reprend à Maurice pour se donner à Genèvrier. Tout finit sagement par un mariage et le puissant espoir du héros dans l’enfant né du véritable amour, c’est-à-dire selon l’auteur l’amour réfléchi, le choix non déterminé par l’instinct, mais par la raison. Dans ce roman, que peuvent lire les jeunes filles et qu’il faut même leur conseiller pour le jour où, Maurice de Clairmont les lâchant, elles auraient à s’imaginer qu’elles choisissent enfin Genèvrier, on n’abuse point de la tirade féministe, les idées sur la littérature ont un parfum de très bonne compagnie et le style est d’une jolie sobriété, très robe tailleur, à la fois digne et gracieux, soulignant des contours, mais les voilant aussi.