Jean Richepin

Contes de la décadence romaine (Charpentier)

Mercure de décembre 1898 pages 747-748

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Histoires très violentes dans le goût d’une époque ressemblant furieusement à la nôtre. Tout un peuple rué vers les jouissances bestiales, se passionnant pour des gladiateurs ou des monstres venus de loin, et, le dominant par le raffinement de ses cruautés, le désordre de ses mœurs, le pittoresque inattendu de ses bêtises, quelques lettrés patriciens donnant le pain et les jeux en même temps que l’exemple des plus honteuses débauches. J’ai prononcé : honteuses débauches, je ne sais trop pourquoi, car il n’est rien de honteux quand la grandeur s’en mêle ; des pires fumiers s’érigent les plus radieuses fleurs, et les excès du triomphateur romain de l’armée ou du cirque n’allaient pas sans une couronne de vert laurier à la poésie. Ce peuple romain, dont le dernier des citoyens avait, même en crevant, le droit à l’esprit, a encore, selon ce que les écoles laïques et obligatoires nous enseignent, une grande supériorité sur le peuple de barbares que nous sommes aujourd’hui. Il se souciait peu des innocents et perdait peu son temps, le temps précieux qu’on peut employer si noblement à jouir des belles œuvres, de la nature ou de l’art, à s’embarrasser d’un… chrétien condamné aux lions. Lire le récit tout à fait délicieux de la représentation d’Orphée déchiré par les femmes. Le chrétien, représentant le juif de cette aventure, est un pauvre diable qui parle mal, se tient mal et n’a aucune eurythmie dans le rôle qu’on veut lui confier. Le spectateur se plaint de ce qu’on ait choisi justement ce piètre martyr, alors qu’un gladiateur également condamné (coupable ou innocent, on est le même devant la mort, et la seule question importante est de savoir se tenir artistiquement) eut rempli sa mission tout à l’honneur de Rome. Comme ces gens-là (y compris la naïveté cruelle de Richepin) entendaient bien le divertissement naturaliste ! À lire aussi les amours des deux éléphants pour un mime, de célèbre talent sexuel. Il y a là quelques enroulements de trompes qui sont d’un joli effet sentimental. Jean Richepin est, en somme, l’écrivain latin le mieux fait pour comprendre et rendre le tourment hardi des mœurs romaines dites de la décadence. Il énonce les chiffres et démembre les corps avec une grâce sauvage, empreinte de cette fatale indifférence qui était la marque suprême de ce temps, si semblable à notre ère de crimes. D’après les renseignements et les exagérations littéraires de part et d’autre, on pourrait en conclure que, sauf quelques exceptions d’affranchies ou de princières féministes élevées avec soin dans les sciences, le règne de la femelle n’existait pas, encore moins celui de la chasteté. On aimait le mime et on en mettait partout. Il était, d’ailleurs, beaucoup plus tolérable que sa sœur et sans doute avait des prétentions plus pures. Juste ciel, qu’on nous rende le trottoir des mimes, à Suburre ou à Montmartre !

Lagibasse (Charpentier)

Mercure de janvier 1900, page 194

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L’histoire curieuse et bien documentée d’un descendant de très vieille noblesse, Valentin Leloup de Marcoussy de Lagibasse, qui pourrait peut-être représenter, sans que Richepin le veuille, celle de ce pauvre Stanislas de Guaita[1]. Le jeune homme un peu naïf, très droit de caractère, mais faible de cervelle, pense couvrir de gloire nouvelle son vieux blason en s’occupant de magie. À Paris, il loge chez une folle qui s’appelle Mme d’Amblezeuille, trouve là un abbé momifié dans ses calculs d’algèbre et qui pratique le haschich, une petite créole, Zénaïde, maladive et crédule, des gens fourbes ou dupes. L’éducation sentimentale du jeune homme s’en ressent. Au lieu de la gloire, c’est la démence qui vient et il tue sa petite bien-aimée Zénaïde. Cette histoire, plus triste et plus sombre qu’elle ne le paraît, loin des violentes péripéties que Richepin a la coutume de nous tordre fièrement sous ses poignes, contient une jolie page délicate : le conte de la petite fille au collier d’œufs de corneilles.

  1. Stanislas de Guaita (1861-1897), poète et occultiste, proche de Joséphin Péladan. André Billy a écrit un Stanislas de Guaita pour le Mercure en 1971, avant de mourir. 192 pages, toujours au catalogue.