Jules Renard

La demande▼ — La Maîtresse▼▼ — Bucoliques▼▼▼

La Demande, un acte en prose

Mercure de décembre 1895 pages 408/409

De La Demande, nouvelle de Iules Renard, parue dans le premier numéro du Mercure (quel honneur pour le Mercure et… pour Jules Renard !), l’auteur et M. Docquois ont tiré un intéressant petit acte que l’Odéon vient de jouer. Contrairement à ce qui arrive toujours en pareil cas, le collaborateur s’est efforcé de garder à l’œuvre toute sa saveur originale, de lui laisser sa littérature et de mettre heureusement en valeur les mots si profondément drôles de son humoristique confrère. Mal interprétée par des acteurs soucieux seulement de charger les choses fines, la piécette a cependant réussi devant le grand public, car La Demande n’est ni du naturalisme, ni de ce qu’il est d’usage (combien désuet) d’appeler du Théâtre Libre. C’est simplement la paysannerie la plus proche de la vie réelle qui ait été présentée, jusqu’à présent, au faux jour de la rampe. Deux sœurs sont à marier, leurs dots sont égales. M. Répin, leur père, désire, naturellement, que l’ainée y passe la première ; mais M. Gaillardon, en en demandant une, n’importe laquelle, ne veut pas du tout de l’autre, l’ainée, qui est laide et « trop oie », ainsi qu’elle le déclare elle-même. On dîne dans l’indécision, mais on s’explique au dessert, où tout s’arrange : la cadette épousera, et on tâchera de caser l’autre un peu plus tard. Gaillardon s’en charge. On lui tapote sur les joues pour la consoler. Rien de poignant comme la photographie de cette grande fille laide, demeurée pour compte et piétinée avec indifférence par la Vie, la douce et cruelle Vie. C’est odieusement triste, de la tristesse morne d’un jour de pluie persistante pendant lequel on échangerait des jovialités autour d’un feu éteint.

La Maîtresse, dessins de Félix Vallotton (Simonis Empis)

Mercure de septembre 1896 page 543

Arrivons à La Maîtresse, du spirituel Jules Renard, illustrations de l’incomparable Vallotton. Un jeune homme et une jeune femme s’expliquent avant de… coucher, et ce serait très amusant si ce n’était atroce, mais c’est surtout atroce parce que c’est risible, témoin le fameux cri : Maman ! jeté à une minute tort avancée de la nuit. Abondance de phrases en retrait de queue d’écrevisse et de mots hérissés de barbes de folle avoine. Toute l’artillerie… mais moins de garnison que dans l’Écornifleur. Ce n’est nullement la faute de Jules Renard, c’est le fameux malentendu qui s’accentue. À mon tour de m’expliquer avant de… cogner. On enrégimente les auteurs. Il faut que lecteurs et éditeurs puissent s’y reconnaître, avant de lire, dans les gens de talent ; alors, on pique les auteurs de petites étiquettes carrées, comme les arbres en pépinière, et on les émonde, les dirige, les cultive dans la direction prévue par l’étiquette. Si c’est un poirier on le taille en quenouille, si c’est un pêcher on le crucifie en espalier. Certes, ils porteront de bons fruits… que la main du jardinier aura choisis et fait mûrir sans eux, et comme, en littérature, sinon en pépinière, la saveur amère est la plus appréciable, il est très regrettable qu’un Jules Renard soit émondé en forme d’auteur gai. Malgré lui, rien qu’à contempler son étiquette, il a envie de faire beaucoup plus de blagues qu’il n’en ferait de lui-même, de son propre fonds de philosophe. Ceci dit, je refeuillette la Maîtresse et vous laisse sur ce joli conseil aux femmes, qui effacera, de son rayon, la mauvaise humeur des lignes précédentes : “… et vous ne lirez que des livres dont la lecture repose le teint[1] !”

1. Phrase extraite de La Maîtresse, évidemment.

Bucoliques (Ollendorff)

Mercure de juin 1898, page 830

Fraîcheur et limpidité de sources coulant sur des cailloux ! Jules Renard nous prouve, une fois de plus, qu’il est poète avant même d’être ironiste. Ce n’est pas la poésie convenue qui déforme les meules de foin pour en faire des bouquets de roses et les bouquets de roses pour en reformer des meules de foin. C’est la clarté même de la nature se reflétant au miroir d’une âme saine, d’une âme d’homme surprenant le chant de l’oiseau, le babil du gamin, la précoce coquetterie cruelle de la gamine, avec la précision de ceux qui ne s’amusent pas inutilement à faire dire le contraire de la vie au mouvement. Il marche dans la prairie et sait l’herbe qu’il foule, par son geste, l’appui du pied sur le sol, il a déjà donné le miroitement des rosées tremblantes, le parfum des plantes qui se brisent en épandant leur sève, aussi la pensée confuse ou fatale, naissant au cœur du passant qui abîme et tue rien que parce qu’il passe. À lire surtout les mots d’enfants à la fin du volume, tout un collier de perles rares et d’une blancheur aiguë de petites dents de rats.

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