Henri de Régnier

La Canne de jaspe (Mercure)

Mercure de novembre 1897 pages 556-559

Le don, par excellence, chez un poète est de savoir écrire en prose. C’est dans la prose que le poète, se dégageant de ses formules et de certains procédés qui le font connaître comme chef de telle école ou sorti de telles lectures, redevient homme simplement pensant devant la vie. Les rimes sont des romances, souvent si charmeuses qu’elles en font oublier les paroles, et les paroles du poète digne de ce nom ne doivent point passer. C’est par la prose que les poètes atteignent le mieux la foule, semblent le plus chanter aux oreilles ravies des simples qui ne savent pas chanter. Sans la prose de Victor Hugo, des peuples entiers n’auraient pas eu le vertige de sa grandeur.

Henri de Régnier sait écrire en prose.

Je ne peux pas dire plus de louanges en moins de mots.

Voici des contes : « … Il y a là des épées et des miroirs, des bijoux, des robes, des coupes de cristal et des lampes avec, parfois, au dehors, le murmure de la mer et le souffle des forêts. Écoute aussi chanter les fontaines. Elles sont intermittentes ou continues ; les jardins qu’elles animent sont symétriques. La statue y est de marbre ou de bronze ; l’if taillé. L’amère odeur du buis y parfume le silence, la rose y fleurit au cyprès. L’amour et la mort s’y baisent à la bouche… »

Ces quelques phrases sont le programme complet de la fiction que représente le théâtre d’Henri de Régnier. Il ne se sert pas d’autres accessoires que des objets ordinairement employés par tous ceux qui cherchent la beauté des lignes, mais, c’est avec le sincère génie de notre langue qu’il en ordonne la disposition.

Trop d’articles et trop de critiques ont été faits sur l’auteur de la Canne de Jaspe, depuis tantôt dix années[1], pour que j’aie la prétention de découvrir un éloge neuf ou une attaque plus subtile, au sujet de sa manière. J’éprouve seulement le désir, moi qui ne suis ni critique ni chef d’école, de restituer à Henri de Régnier un titre qu’il me semble mériter très absolument : celui de poète français entre tous.

On l’a sacré symboliste, sans se douter que ce que l’on entendait ironiquement ou respectueusement par ce vocable, devenu locution vicieuse sous la plume des journalistes, était bien plus une injure adressée à tous les autres poètes qu’une palme qu’on lui décernait. Je crois (ô vérité première) qu’être symboliste c’est fort naturellement donner des ordres de préséance à ses pensées et les classer logiquement, pour en faire jaillir les différentes images propres à témoigner de leurs différentes faces. Si, par impossible, un poète, ou même un prosateur, ne possédant pas l’aristocratie de la rime, n’est pas d’abord symboliste, c’est-à-dire s’il ne tourne pas sept fois sa pensée dans son âme avant de la poser sur le papier, c’est qu’il n’est pas du tout un écrivain. Alors, traiter exceptionnellement Henri de Régnier de symboliste, c’est admettre que d’ordinaire les poètes français ne sauraient pas écrire en français pur.

La langue d’Henri de Régnier est pure. Elle peut paraître surannée à certains moments comme, du haut d’une cathèdre, une dame pâle, en lourde robe fleurie de lourdes gemmes, paraît sourire tristement et se mourir d’avoir trop de race, mais il ne faut pas s’y fier : son ancienneté fait sa force. L’héraldisme est une chose puissante, même finissant, et on s’y attache d’autant plus qu’on a peur d’en perdre le goût2. J’aimerais qu’on dise : héraldisme pour symbolisme, car le blason c’est le symbole en essence, et ce serait là une école que bien peu auraient l’énergie de faire dominer dans nos temps pourris de démocraties écrites ou vécues, cependant toujours éprises de panache, de la licorne et toujours prêtes à pousser le char de l’Empereur en visite. Le poète fut chevalier à toutes les époques.

  1. Selon la notice des Poètes d’aujourd’hui rédigée par Paul Léautaud : « Les premiers [vers] qu’il eut d’imprimés le furent dans Lutèce, où il débuta en 1885, et il y a des vers de collège dans son premier recueil, Les Lendemains, publié la même année à la librairie Vanier. En 1886, il publia à la même librairie un deuxième recueil : Apaisement. »

  2. Dans la même notice, Paul Léautaud écrit : « Le blason des Régnier, tel que le décrit l’Armorial général de d’Hozier de 1697, Province de Picardie, généralité de Soissons, est d’or au sautoir de gueules cantonné de quatre merlettes de sable. » Le voici reconstitué ci-dessous, selon cette description.

  3. Allusion vraisemblable au personnage principal du roman de chevalerie Amadis de Gaule, paru en Espagne au début du XVIe siècle.

  4. La Canne de jaspe, « Introduction », page six, d’où viennent aussi les citations suivantes.

  5. Prémonition. À l’automne 1902, Henri de Régnier publiera au Mercure La Cité des eaux dont le sujet est Versailles. Dans la notice d’Henri de Régnier parue dans les Poètes d’aujourd’hui, Paul Léautaud a écrit que ce poème avait pour objet de servir de commentaires à des dessins de Paul-César Helleu. En définitive les dessins ne se firent pas.

  6. La Canne de jaspe contient trois textes : Monsieur d’Amercœur, dédié à Gabriel Hanoteaux, Le Trèfle noir, dédié à Madame de Bonnières et huit Contes à soi-même.

  7. Deux centaures apparaissent dans ces rois textes. Le premier est dans « Monsieur d’Amercœur » (page 112 : « Dès l’entrée, au centre du vestibule, on remarquait un bronze antique qui représentait un Centaure. » Le second est dans les « Contes à soi-même » : « Le centaure marchait tranquillement dans l’allée. Je me rangeai pour le laisser passer ».

Il sort de la Table Ronde et des romans de la Rose. Il est Amadis3 et ne daigne entrer en lice qu’avec, sur sa cuirasse, les écailles d’or des chimères de la légende. C’est, en France, Mélusine qui détient toute la poésie française. Si demain il n’y a plus de chevaliers et que Mélusine cesse, du haut du donjon, de tordre, sur nous, ses bras et ses cheveux, c’est que, demain, le fil électrique l’emportant décidément sur les chaînes de la beauté, il n’y aura plus de poésie. Tous ceux qui ont chanté les tours Eiffel et les cheminées d’usine au lieu des tours d’ivoire ou des clochers ont fait grotesque. Est-ce parce qu’ils n’avaient pas de génie ? Je crois, inclinée à l’indulgence, que c’est surtout parce qu’ils n’ont pas consenti à revêtir les choses nues d’à présent de l’antique écaille du dragon mystérieux. Ils y consentiront le jour où ils voudront avoir du génie. Ce sera peut-être trop tard.

Je vais m’expliquer en me contentant de paraphraser.

« Il y a là des épées et des miroirs…4 »

La vieille poigne de France : l’épée, et, sur le tranchant étincelant, le reflet de la femme qui passe. Ce n’est ni germanique ni nébuleux. C’est toutes les cours d’amour.

« Des bijoux, des robes, des coupes de cristal et des lampes… »

Suivez la joliesse de cette ligne : par toutes les associations d’idées, la femme, dont le visage se mire aux lames guerrières, soulève, en passant, le flot de ses dentelles, et l’on évoque, après la bataille pour le sang, la lutte pour la sève, les coupes qui se heurtent le long des rayons rouges ou roses des lampes agonisantes.

« Avec, parfois, au dehors, le murmure de la mer ou le souffle des forêts. »

Toutes les mélancolies des après-fêtes.

« Écoute aussi chanter les fontaines… intermittentes ou continues, les jardins qu’elles animent sont symétriques. »

Là est l’aveu de l’ordre. Il n’y a ni flou, ni incohérence dans la vision du poète. Il sait ce qu’il veut avec toute la courtoisie de la syntaxe. Ses jardins sont ceux de Versailles5, et ce sont aussi nos Bois de Boulogne. Il est symétrique parce qu’il met le soin le plus minutieux à composer un apparent désordre d’art. La langue française, je parle de la belle, est symétrique, toujours ; qu’elle jaillisse spontanément droite ou qu’on l’assouplisse à des jeux d’esprit, elle ne laisse jamais rien au hasard. Corneille, l’homme en bois, Hugo, l’homme en granit, et Henri de Régnier, l’homme en cristal… de vieille roche, figures si différentes et à cent mille lieues les unes des autres, ne savent pas se tracer autrement que par des architectures symétriques.

« … La statue est de marbre ou de bronze ; l’if taillé. »

Il n’y a point de plâtre, chez lui, ce n’est pas durable, et ses arbres ont, de l’émondage, ce qu’il faut pour que leurs branches n’y éborgnent point.

« … L’amère odeur du buis y parfume le silence, la rose y fleurit au cyprès, l’amour et la mort s’y baisent à la bouche. »

« … Car Baudelaire a empoisonné les sources, pour la plus grande joie de Mélusine qui, du bout de ses cheveux, pèche, en les étangs obscurs les chevaliers morts de l’avoir trop aimée. »

J’ai préféré faire dire à l’auteur de la Canne de Jaspe (une malice encore bien française, ce titre !) ce que je pensais de lui. Monsieur d’Amercœur6 ajoutera ce qu’il faut penser de son habileté à mettre en scène des idées sous des masques. Dans le conte où l’en entend sonner les sabots d’un centaure7, il faut admirer la profonde magie de transformations que possède l’écrivain qui a su, d’un paysage aux coloris étonnamment gradués, amener son lecteur à trouver tout naturel l’introduction d’un personnage tel qu’un centaure.

Maintenant, il y a des endroits sombres en ces jardins symétriques, mais, en tous les jardins remplis de soleil il y a des coins humides, inexplicablement, où la mousse pousse et procure une fraîcheur inquiétante aux pieds des passants étourdis.

Soit le voisinage d’une statue trop élevée, soit quelque tombe qui moisit, en dessous… ou, simple cruauté de la nature.

Il n’y faut point aller, peut-être.

La muse française d’Henri de Régnier n’aurait-elle pas, comme celle du lointain et rigide Corneille, une parenté avec le pays du Cid ? Et doit-on lui en vouloir si, un peu hautain malgré lui, son style, Grand d’Espagne, s’enveloppe et se couvre parfois devant la vulgarité du roi Public d’aujourd’hui ?

La blason de la famille de Régnier

Le Trèfle blanc (Mercure)

Mercure d’avril 1899, page 178

Ce recueil de nouvelles contient Jours heureux, Les Petits messieurs de Nèvres et La Côte verte (217 pages).

Feuillage de songe, qui est aussi une fleur, le trèfle que l’auteur cueille avec soin parmi l’immensité de son champ, est, cette fois, un emblème de pureté. C’est un souvenir de vie ancienne, peut-être la vraie vie, bien que le temps écoulé jette, sur elle, un doux voile d’imprécision. Des enfants, devenus grands, se retrouvant, toutes petites têtes ébouriffées, dans le miroir bonhomme de la grosse boule de rampe familiale. La mort de l’aïeul domine l’escalier qu’ils vont monter à leur tour et déjà ils commencent à chanter moins haut (chanter moins haut, pour des enfants, c’est réfléchir). Toutes les souples descriptions de paysages, les silhouettes de pauvres provinciaux pleins de ce crime qui s’appelle l’honnêteté à Paris, les orages même sont sains et pourtant toujours réels. Henri de Régnier n’interpose, entre l’existence et lui, qu’une vitre, mais elle est faite d’un cristal merveilleux. Quand par hasard il se plaît à la teinter de cette douce nuance verte ou bleuâtre qui opalise les anciens carreaux des très vieilles maisons, comme dans les Petits Messieurs de Nèvres, il n’y voit pas moins clair et la nuance, ou verte et bleue, laisse toujours la lumière pure, abondante. Ces chers petits méconnus du duc de Nèvres sont deux enfants, l’un maladif, l’autre trop bouillant de santé, que l’on condamne à la geôle d’une éducation qui représente juste l’envers de leur caractère propre. Ces malheureux petits meurent à la tâche d’obéir et sont ensevelis dans les délicieuses phrases dix-huitième siècle, vraiment l’excuse des pires noirceurs. Mais le trèfle blanc demeure blanc, car l’auteur joue avec ces phrases terribles comme avec des couteaux d’argent capables seulement de peler un beau fruit. À propos de fruits, il faut noter un exquis détail dans la mort du petit maladif, dont les doigts agonisants en serrent un et en font jaillir le jus durant qu’il rend l’âme. Henri de Régnier a le secret des détails exacts dans la fiction. C’est le don par excellence de l’intérêt. Il peut raconter ce qu’il voudra et promener ses lecteurs sur d’inaccessibles terrasses. Un moment vient toujours où l’on sent que l’on y pose le pied, ne fût-ce que l’extrême pointe. La troisième feuille éventaille un paysage marin, l’estuaire d’un fleuve, des rives scintillantes de coquilles de nacre écrasées. Du sable très blanc, des bains pris en toute innocence et un baiser, frôlement d’aile de colombe… , puis, estompant, la ligne bleue des falaises, un léger deuil, le départ pour les mers lointaines, le crépuscule violet d’un beau jour qui finit ne pouvant jamais se recommencer ni si beau ni si pur. Voilà trois contes qui sont trois pages parfaitement vraies, parce qu’elles sont douées de la seule vie bien réelle de la terre, celle du rêveur y voyant clair… Je pense que des actes rapportés aussi exactement que possible ne peuvent être, à côté, que fictions désolantes, surtout quand ce sont des actes joyeux.

La Double maîtresse (Mercure)

Mercure de mars 1900, pages 767-768

Ce poète, abandonnant, pour un moment, sa lyre encore vibrante sur la terrasse où sèchent, au soleil, les médailles d’argile[1], descend dans son jardin afin de s’y promener en simple jardinier et voici qu’il fait d’étonnantes rencontres. Coiffé du traditionnel chapeau de paille jaune, qui est la couverture ordinaire du roman français2, le jardinier se délasse un peu à goûter les fruits, à cueillir les fleurs parmi la belle ordonnance que lui-même institua. Aussi dérange-t-il des colombes sur des branches et surprend-il quelques jeunes servantes en train de voler des fruits en compagnie de certains gentilhommes aussi férus d’honneur que de jupons. Il est toujours curieux de voir comment un poète accommode l’amour… sans rime ! M. de Régnier, chose étrange, n’y met point trop de raison. À part le pauvre Galandot, triste héros perché sur deux pattes maigres devant le fermentant marécage du vice fleuri des femmes, on n’entrevoit, sous les arbres rythmiquement taillés en quenouilles, que culbutes savoureuses et miel d’amour follement répandu. Mlle Julie pousse ferme contre son ennemi, l’indifférent, les deux pointes, déjà sanglantes d’autres victoires, de ses deux seins joufflus et les deux jumeaux, à peine hors de page, font rage au pays du tendre. Les dames, en ce jardin très ouvert cette fois au grand populaire, y ont toutes plusieurs amants à la nuit et c’est sans doute en cela qu’elles y sont doubles maîtresses en comptant un escadron de soupirants de chaque côté. Les Fanchons et Fanchonnettes y prennent l’homme en grappe, c’est-à-dire plusieurs tètes sur même tige… tant les yeux peuvent différer alors que tige demeure pareille. Mais où la promenade sentimentale et gourmande du maître jardinier se corse, c’est sûrement quand il suit l’abbé Hubertet le long des capricieux méandres de l’allée aux framboises, de ces framboises que M. Fragonard aimait à peindre. L’abbé Hubertet est une des figures les plus mûries du volume… sous la paille jaune (que tant d’auteurs de France sont en train de brasser en fumier !) cet abbé-là, libertin dilettante, élève des hommes, pour en faire des sages et de jolies filles pour les envoyer à la danse, foyer de l’Opéra. Cette culture délicate, très jus de cuisse-madame et sucre de vanille poudrant la fraise, l’amène à juger sainement des choses et du monde. Il n’est ni le fripon de ruelle, si connu, encore moins le jésuite que le petit collet transforme en traître italien, le poignard à la langue, ni le prêtre dont Voltaire réclamait le total effacement. C’est le philosophe. Le seul philosophe puisqu’il protège Vénus, mais ne s’en sert pas. Aussi quand Hubertet meurt, les danseuses pleurent toutes leurs perles dans les flots légers de leurs petites jupes. Au tournant des charmilles, le long des pièces d’eau où les grosses nageoires des dauphins mettent des reflets de bronze sous l’eau bleue et verte, souvent rose quand les rosiers sont secoués par le passage du maître-jardinier, on découvre de merveilleux sites de cet amour philosophe en rabat de platonisme. Les femmes dévotes, les filles légères et les petits enfants qu’on gifle y trouvent leur compte : toutes et tous une obligeante absolution… et le grec n’y perd point. On a le choix entre Galandot et Hubertet, Olympia, la grappilleuse italienne servant d’ironique trait d’union aux différentes philosophies. Vers la fin, un palais de singes affublés de la pourpre cardinalice amuse et scandalise le public. Cependant, au jardin de l’auteur, tout est distribué en régal… et la malhonnêteté même vous y a un tel air d’honnêteté qu’on ne peut rien y redire… sinon beaucoup à la louange du poète-jardinier et qu’il est en royaume de France un bon roman français de plus.

  1. Henri de Régnier, Les Médailles d’argile, Mercure 1900, recueil de poésies, 252 pages.

  2. Ce « chapeau de paille jaune » est la couverture des éditions du Mercure de France.