Eugène Montfort

Sylvie ou les émois passionnés (Mercure)

Mercure de décembre 1896 pages 561-563

On peut noter qu’à cette date de décembre 1996, le Mercure ouvre sur un roman de Rachilde Les Factices, qui va paraître jusque dans le numéro de mars.
Le roman d’Eugène Montfort critiqué ci-après est précédé d’une préface de Saint-Georges de Bouhélier.

Malheureusement ou heureusement j’ai la très mauvaise habitude de ne jamais lire la préface d’un livre avant le livre, et, en feuilletant Sylvie, d’Eugène Montfort, j’ai pu passionner mon émoi à découvrir le charme d’un auteur au point d’en oublier que Saint-Georges de Bouhélier me priait de goûter ce charme avec des phrases d’une complication tout à fait inutile, parce que bien trop explicatives.

Sylvie, c’est la jeune fille, peut-être la fille jeune, qui met des robes blanches, des chapeaux de paille, et joue dans l’herbe, à l’innocence ou au mystère. Cela ne peut s’expliquer par aucune théorie d’école et encore moins aucune injure adressée aux autres écoles ! Cela va naturellement (naturistement est peu français), jusqu’à notre cœur, comme descend de la montagne l’eau pure d’un ruisseau jusqu’à l’eau trouble des fleuves. Sylvie, c’est surtout une âme de poète qui aime la joie de vivre, simplement, s’achèverait-elle, l’éphémère joie, en la tristesse de souffrir devant les catastrophes ordinaires et très prévues. Sylvie, c’est la fenêtre ouverte sur du printemps et quand nos fronts sont moites, d’être serrés, à peine, par les petites mains légères des parfums, des chants d’oiseau, des brises folles, c’est aussi la fenêtre brusquement refermée sur de la nuit, parce qu’on a froid déjà de voir venir l’ombre ! Il est adorable ce livre, mais il n’est point enfantin malgré sa douceur… le langage même de l’Amour n’est jamais un enfantillage. C’est un poème plus qu’une histoire, cependant il sera lu par les femmes qui n’aiment pas les vers. C’est le seul poème que doivent oser écrire les jeunes hommes qui savent, par hasard, chanter cela. L’auteur m’excusera de ne rien citer : on ne met pas les ciseaux dans une robe nuptiale. Maintenant il y a la préface !… Je l’ai en horreur ! Oui, Saint-Georges de Bouhélier a beaucoup de talent, il en a trop ! Il est prodigieux… comme les bons pianistes sont toujours des prodiges. Il a inventé les demoiselles de félicité, le sentiment national, les naturistes et le blé qui pousse. (Nous autres, pauvres diables de lecteurs, nous le mangeons tous les jours dans notre pain le blé qui pousse !) Il fait des salades russes d’Eucharis et de Margotons, il rêve de l’étreinte de Pan et compare Richebourg à Robert de Souza, ce qui prouve que le sentiment national n’est pas très définitif chez lui, car il aurait dû donner la préférence à Richebourg au seul nom de sa patrie. Et, enfin, pour plus de naturisme, il nie collégiennement Henri de Régnier, comme un petit savant aveugle pourrait nier la clarté des étoiles lointaines et tristes, sous prétexte qu’il ne connaît que la chaleur du soleil. (Il y a des étoiles lointaines et tristes tellement plus grandes que notre proche soleil, Monsieur !) Moi, je ne fais pas de critique, je ne veux pas savoir qu’on fait de la critique, je lis, je suis touché ou je suis furieux. Je pleure de joie sur un livre comme sur un berceau ou je m’insurge contre un préfacier comme en présence d’un ennemi. Saint-Georges de Bouhélier est dangereux parce qu’il veut aimer Sylvie d’un amour de médecin qui explique pourquoi une femme est vierge. Alors, je bondis de rage. Qu’il me pardonne, il a du talent, beaucoup de talent, je l’avoue : le talent d’un docteur.

Chair (Mercure)

Mercure de juin 1898, pages 833-834

Lien Gallica.

Il est bien entendu que les Naturistes ont découvert l’amour, celui avec un grand A, et qu’ils en conservent désormais le monopole ! Dans Sylvie, Eugène Montfort nous a prouvé que si, lui, n’avait pas la prétention de l’avoir inventé, il avait au moins su le rajeunir, lui rendre toute sa primitive fraîcheur. (En supposant que l’amour du début de ce monde fut une fraîche idylle !) Seulement, dans Chair, nous sentons que l’auteur, pris au propre piège de son exaltation lyrique, appuie un peu trop sur les détails. Il y a des choses qu’on fait, qui sont de la poésie naturelle, et, qui, dites ou écrites, perdent absolument leur charme. Le style d’Eugène Montfort, qui a le bonheur de posséder déjà un style, est d’une irréprochable chasteté, cependant, on devine une sensualité personnelle dans les phrases et non le seul souci de rendre palpable le mystère de la vie. À ce jeu, il serait capable de s’essouffler et ce serait dommage. C’est toujours délicieusement crié et délicatement pensé, rien de vulgaire encore, mais on se fatigue, pour l’auteur, de ce roucoulement de colombes, bec à bec. C’est extraordinaire comme cela nous donne envie d’étrangler quelqu’un ! « … Le ciel est si clair, ô comment se fait-il qu’on ne voie pas Dieu ? » Je crois que dans la Chair on ne voit jamais Dieu, ni l’absolu, son synonyme, et qu’il faudrait élever ces deux cœurs encore plus haut, pareils à deux hosties. Vous le pouvez, vous le devez, monsieur Montfort, dans votre prochain livre.

Essai sur l’amour (Ollendorff)

Mercure de janvier 1899 pages 168-169

Je ne veux pas chicaner, j’aime mieux citer. À quoi bon quelques plaisanteries trop faciles, alors que l’auteur travaille dans l’éternel ? Celui-là seul n’est pas ridicule qui a la foi et l’espérance en l’amour, voici donc une jolie page. Les jolies pages d’un livre sont un miroir magique qu’on offre à l’auteur. Ne sait-il pas d’avance que son œuvre est belle, et que son visage en rayonne?

« Il est impossible à une amante de comparer son amant avec un homme ; il est en dehors de l’humanité son amant, elle sait qu’il est un dieu : ce qu’une amante adore, ce sont les trésors merveilleux qu’elle seule sait qui vivent dans le fond de son amant, et en aucun homme elle ne peut voir de tels trésors. Nul, en effet, ne peut lui en montrer de tels. Il est impossible de comparer un amant à un homme ; on ne peut pas comparer un diamant avec une pierre épaisse et noire qui contient un diamant. Et c’est ainsi pour l’amante qu’apparaît son amant en face des autres hommes. Tandis qu’il est un diamant éloquent, ils ne sont que des pierres muettes. Elle le voit jusque dans le fond, jusque dans l’or de lui-même : elle ne voit d’eux que l’apparence. »

Celui qui s’approche ainsi de la divinité de l’amour doit se faire pardonner un peu d’orgueil.