Jean Laurenty

Joie Morte (Stock)

Mercure de mai 1897 page 371

Il est toujours curieux de regarder dans l’âme d’une femme, par la fenêtre entr’ouverte de son livre. Le lecteur est dehors ; l’âme est la chambre close qui s’éclaire peu à peu sous la poussée indiscrète de ce même lecteur, passant venu avec le malin soleil de la publicité. Presque toujours, le lecteur s’en va déçu, s’imaginant que cette petite chambre ressemble à toutes les chambres parce qu’elle est ornée de meubles ordinaires, indispensables à la vie commune ; il s’en va, le bon lecteur, encore plus ordinaire que les meubles, et le soleil se couche, le bon soleil de la publicité ! Il ne faut pas chercher dans les livres des femmes, voudraient-elles écrire comme des hommes, autre chose que leur âme et il ne faut pas voir, en leur âme, autre chose que l’amour. Les meubles de leur chambre sont les meubles ordinaires, mais, elles ont quelque fois une si drôle de manière de les placer…

Jean Laurenty, en écrivant Joie Morte, a bien étudié Flaubert, son auteur favori, elle a bien voulu nous prouver toute la vitalité d’un pessimisme à la Schopenhauer, elle s’est faite homme le plus possible, nous a dit, en phrases d’abord trop courtes, trop visant le naturalisme, toutes les tristesses des enfants négligés par l’inconduite des parents, ou leur mort, et, ensuite, sous des réflexions philosophiques, un peu longues, un peu trop tirées de ses auteurs favoris, elle a bien désiré nous faire voir toute l’inutilité de l’illusion, mais, en plaçant coquettement, dans un décor d’artiste, les meubles de sa chambre littéraire, elle ne nous a réellement montré que l’espoir d’amour dans le désespoir de sa Joie Morte. Ainsi sont les femmes les mieux douées pour écrire, elles n’écrivent jamais que leur âme, sans réaliser d’autres âmes plus curieuses, et c’est là le côté pittoresque, selon le mot de Remy de Gourmont, qui importe seul en leur art. Joie Morte est l’histoire d’une jeune femme, jolie et triste, qui cherche la pleine joie de son âme dans la joie incomplète de ses sens et elle ne la rencontre point… parce qu’elle rêve d’une chose fort banale : la durée d’une sensation agréable. L’amour n’est intéressant que par la somme de douleurs morales qu’il nous apporte. Son héroïne, toujours déçue, en affection maternelle comme en affection sensuelle, est fort intéressante par sa bonne grâce à être plusieurs fois désespérée, mais, elle ne sait pas s’arrêter à temps, elle en arrive à des chutes physiques ne prouvant rien, sinon son manque de vouloir décisif. Les amants ne sont pas très coupables de fournir toujours la même désillusion à qui la leur demande si souvent.

Ceci dit, au nom de l’éternel féminin et d’une façon générale, il reste un roman signé Jean Laurenty, fort captivant, de par la grâce particulière de l’auteur, une jeune femme vertueuse, charmeuse et douce, qui, si elle ne tenait pas à écrire aussi bien que Flaubert, ou penser aussi formidablement que Schopenhauer, serait certainement, dans ses livres, un très curieux état d’âme.

Jean Laurenty est une demoiselle, ainsi que nous l’apprendrons en lisant le compte rendu des Errants terribles.

Les Errants terribles (société libre d’Éditions)

Mercure de janvier 1899 pages 167-168

Ce sont les fous, beaucoup trop nombreux chez les artistes, qui inspirent à Mademoiselle Laurenty cette œuvre toute vibrante de nerfs angoissés et surmenés par des visions bizarres. Il y a de la musique, des vers, des esthètes (entre autres un qui porte le délicieux nom de Saumâtre !) des filles folles, quelques-unes de sages mais vite dépouillées de leur… brevet, des femmes très subtiles et des dames dénuées du plus menu bon sens. Tout ce monde, un peu détraqué, évolue comme il convient, hélas, dans un milieu de lettres à la fois très mystérieux et trop bien trop connu. (Quand donc les jeunes écrivains comprendront-ils que ce serait curieux pour nous, lecteurs, de les voir créer sur une scène ordinaire ?) L’héroïne ! Frédérique a une tête de Saint-Jean douloureuse et voluptueuse, le héros ressemble à Saint-Saëns et il tourne plutôt mal. Mais il y a, vers la fin du livre, un plat d’épinards que je garde sur le cœur ! je sais bien que les fous ont des idées… vulgaires : ce n’est pas une raison pour les adopter. Enfin, le héros empoisonne toute une famille avec un seul plat d’épinards, et le conte macabre se termine par, j’ose à peine le dire, une colique générale. Les Errants terribles sont mieux écrits que Joie morte. Félicitons l’auteur de ce progrès puisqu’elle est encore jeune et assez modeste, probablement, pour n’accepter le qualificatif de génie que vers sa trentaine.