Auguste Gilbert de Voisins

La Petite angoisse* (Mercure)

Mercure de juin 1900, pages 754-755

Auguste Gilbert de Voisins (1877-1939), poète et journaliste. La famille de Voisins est d’une ancienne noblesse française (XIIe siècle), qui compte une branche Gilbert de Voisins. Auguste épousera, en 1915, Louise, la troisième file de José Maria de Heredia, divorcée de Pierre Louÿs en 1913.

À mon ami André Lebey, en souvenir et pour le remercier des bonnes soirées où nous détendions un peu l’esprit et le cœur. Augusto.
Vous qui avez écrit “Les premières Luttes” vous comprendrez pourquoi ce roman m’est cher. Lisez-le avec bienveillance, car il est plein de défauts. AV.

Classiques, païens, nourris des élégances d’une vie relativement facile et honnête, les deux héros de ce livre charmant, Renys et Villaines, mettent l’amitié, ce bienfait des dieux, au-dessus de l’amour, cette divine calamité. Ils se rencontrent, un soir de ciel pur et de prairie odorante, sur le même terrain, qui est le corps captivant d’une femme, et, comme après un duel heureux où personne ne fut blessé, pas plus que les convenances, ils se réconcilient ; mieux, ils deviennent franchement des hommes, ayant la philosophie de ne pas se croire déshonorés l’un par l’autre pour un commun mouvement de sens dont… l’âme du troisième acteur a… doublement profité. Jadis, ces enfants, enthousiastes de la vie pour le bel usage qu’on en doit faire, s’étaient rencontrés également devant un spectacle onduleux, énigmatique et bon tout au plus à servir de tremplin pour des pensées plus hautes : la mer. Ce soir-là, un soir de premier orage, ils se déclamèrent l’un à l’autre des choses inutiles, saisis de la particulière angoisse de se sentir mesquins ou ridicules. Mais devant la femme, ayant cessé d’être des étudiants, touchés à fond par la vie, maîtresse et brûleuse de vains mots, ils se retrouvent humbles comme ceux qui seront vraiment forts un jour. Toutes les anecdotes s’enroulant autour de l’action très habilement menée de ce livre sont délicieuses, spirituelles et d’un ton d’humour d’exquise qualité. Je n’aime peut-être pas bien les méditations un peu en Loyola-Barrès qui sont au début, la prière au Christ un peu modèle italien et les sentimentalités voulues précieuses, genre trop modern style, avec la petite cousine ; mais cela est écrit, soigné, bien consciencieusement pensé, et la faute de préciosité ne peut être guère reprochée qu’aux jupes de femme, jupes initiatrices d’où retombent, soit en cascades aux légèretés de dentelles, soit en torrents de lourds velours sombres, les pauvres existences d’hommes d’abord offertes si nues et si naïves. L’épisode du clown blond, de Flossie, de la lettre si posément raisonnable et bête d’Herbillon sont de jolis morceaux de prose. À la fin de l’œuvre on voit les deux jeunes gens, sortis enfin de leur dilettantisme amoureux ou littéraire par la porte du devoir, éplucher cote à cote des pommes de terre dans la cour d’une caserne. Ils continuent à s’occuper d’eux, de leur féconde amitié et de la future conquête de leur place d’hommes honnêtement sceptiques, tout en se pliant gracieusement à un sot métier, qui, cependant, n’a pas le pouvoir de faire, je crois, de sottes gens. La dernière page du roman de la Petite angoisse, de la trépidation de toute âme bouillante entre le bien et le mal, le laid ou le beau, est à signaler aux énergumènes qui déclarent que la caserne déshonore et qui s’imaginent revendiquer, en soulignant simplement leurs propres défauts. On épluche partout les pommes de terre de la vulgarité, casernes ou milieux mondains, littéraires, politiques, détiennent en quelque endroit obscur le tas de légumes malpropres qu’il faut d’abord nettoyer, ensuite avaler. Tant que le monde sera monde, il y aura des pommes de terre à éplucher pour tous les humains. La vraie philosophie consiste à rendre le geste aisé, sinon très délicat. Renys et Villaines.se soumettant naturellement à leur métier de cuisinier d’une heure, me semblent naturellement respectables, car les vrais artistes, sincèrement doués, distillent l’art de toutes les situations, et en vivant, simplement, activement, fabriquent de la gloire sans même daigner s’en douter.

André Lebey (1877-1938), écrivain aussi méconnu que prolifique (un livre par an dont quelques biographies entre 1895 et 1937). André Lebey sera élu député socialiste de Seine-et-Oise pendant la première guerre mondiale en même temps qu’il sera au combat dans des grades subalternes. André Lebey a fait partie des créateurs de la très éphémère revue Le Centaure. On ne confondra pas André Lebey avec son oncle Édouard Lebey que Paul Valéry a aussi bien connu.
On pourra lire, sur l’exemplaire conservé à l’université d’Ottawa une assez amusante dédicace à Georges Cazella.