André Gide
Les Nourritures terrestres (Mercure)
Mercure de juillet 1897, pages 149-150
L’auteur des Cahiers d’André Walter, du Voyage d’Urien, de Paludes, a poussé, dans Les Nourritures Terrestres, l’art de penser, et de définir la jouissance multiple de la pensée, jusqu’à l’exaspération. Il ne m’appartient pas de juger une œuvre de laquelle M. Ghéon[1] a dit, ici2, tout ce qu’il y avait à dire, mais je voudrais donner à mon charmant confrère3, André Gide, la simple impression d’un lecteur-femme devant tant de trésors noblement entassés sous une étonnante pudeur d’artiste. Il y en a trop, et cela paraît presque fatigant de ne faire, cependant, que les entrevoir. Le lecteur est un être toujours vulgaire quand il lit pour son plaisir et non pour étudier, il exige (peine heureusement perdue !) qu’on l’identifie à la volupté de savoir, de sentir, d’exprimer des choses qu’il ignore, et il faut, pour le satisfaire, de temps en temps, lui fournir des pantins articulés selon la méthode qu’il a de vivre. Je ne prétends pas que le bon moyen littéraire soit de lui obéir en tout, mais on pourrait ne pas cesser d’être littéraire en glissant sous le chaste voile de la pensée des corps chargés plus spécialement de l’émettre et de la faire admettre. Les Nourritures Terrestres sont un missel de ferveurs. Amours, amitiés, suprême compréhension de la nature, âpre désir d’accomplir bellement le pèlerinage vers la mort, il y a, dans ces tendres et subtiles prières, ces touchantes objurgations au Nathanaël qui passe, porteur de la mobile image de tous les jeunes hommes une si ardente volonté que cela devient de l’égoïsme, un mystique égoïsme. Il ne tient, l’auteur, que son double. Il ne parle qu’à lui-même. Or ce n’est pas le véritable désir d’André Gide, car il aime la terre comme l’aimerait universellement un apôtre. Il l’aime avec ses miasmes et ses abîmes, avec ses fleurs et ses enfants les plus naïfs. Alors… oserait-on le supplier de sacrifier au bonheur des simples d’esprit un peu de sa religiosité ? La nature qu’il nous prêche est, quoi qu’il dise, beaucoup plus dans son cerveau que dehors, du côté des routes et des fleuves qu’il parcourt. Nerveux, encore secoué des trains et des bateaux, ébloui de lumières confuses, tout frissonnant de ses propres émotions, il ne nous en donne que les griseries, et nous serions désireux de savoir quels types d’hommes et quels agissements d’hommes s’en pourraient induire. C’est à des auteurs comme André Gide qu’il appartient de régénérer l’antique roman, et ils seraient coupables de n’en vouloir écrire que le nouvel évangile.
Henri Ghéon (prononcer Guéon) (Henri Vangeon, 1875-1944), médecin, poète, auteur dramatique et critique littéraire proche d’André Gide. Henri Ghéon entre à L’Ermitage puis fait partie du premier cercle de La NRF. Mais Henri Ghéon rencontre la foi pendant la guerre, ce qui donne un coup d’arrêt à sa carrière littéraire proprement dite, malgré une importante production religieuse.
Dans le Mercure de mai dernier, pages 237-262.
La NRF sera fondée dans onze ans. En 1897 André Gide publiait dans plusieurs revues, dont deux articles au Mercure, en février et en octobre. Rachilde le connaissait donc bien.