Mark Twain

Contes choisis (Mercure)

Mercure d’août 1900, pages 483-484

Contes traduits de l’anglais par Gabriel de Lautrec.
Lien Gallica pour une édition Nelson sans date (peut-être 1905).

  1. Où l’on apprend qu’une montre est une bonne montre… jusqu’au jour où un horloger y touche.

Le grand bonheur pour un critique serait d’être un naïf ignorant, et l’ignorance naïve d’un critique ferait très probablement la joie triomphale de tous les écrivains. Ainsi, après la lecture de ce recueil de contes, moi, pauvre diable de lecteur qui suis loin d’ambitionner le titre de critique et qui ne veux rien savoir, je pourrais m’écrier : « La voilà bien l’impudeur conquérante des Anglo-Saxons ! Ils ont donc soif de tous les trésors, y compris celui de l’humour ! Nous possédions chez nous une troupe de gens extraordinairement drôles que l’Europe nous enviait, nous avions enfin découvert le secret de faire rire des spectateurs en marchant tout simplement la tête en bas, en mettant la charrue avant les bœufs et en nous dissimulant les uns aux autres ce que la plus élémentaire jugeote nous forçait à deviner, nous détenions très réellement le record de l’absurde ; dans nos petits contes à dormir debout il n’y avait plus ni belle au bois dormant, ni gros derrière de moine (Aoh ! shoking !) ni bons tours joués aux maris, non vraiment, il n’y avait plus rien de gaulois, c’était une gaîté nouvelle, la gaîté des auteurs gais, de cette troupe que l’Europe nous envie, clowns se présentant sur les mains dans les meilleurs salons en tenant leur claque du bout de l’orteil gauche, ces fameux pince-sans-rire qui vous martyrisent, ayant eux-mêmes, semble-t-il, la mort dans l’âme, jusqu’à provoquer l’épouvantable gloussement nerveux du la grande soulographie… Or, ces fieffés coquins d’Anglo-Saxons nous volent notre bande entière d’auteurs gais. Voici qu’ils les imitent, qu’ils les parodient et que pour aller plus vite et mettre de l’unité dans leur procédé scandaleux, ils les refondent en un seul moule qui a nom : Mark Twain. C’est intolérable et cela hurle vengeance !»

Il y a longtemps que les auteurs gais m’ennuient et je ne suis pas autrement fâché de le leur envoyer dire. Il y a du reste tout aussi longtemps qu’un Monsieur, mal intentionné sans doute, m’avait traduit, en une subtile lecture à vue, les contes choisis et même pas choisis de Mark Twain. Depuis ce soir néfaste, je n’ai jamais pu me tordre sérieusement en présence de la trop célèbre troupe des auteurs gais, de chez nous, car on ne rit bien qu’une fois… au moins en Amérique !

Il me paraît clair que nous avons envoyé noircir notre esprit à New York. Ce n’est pas ce qui empêche les commis-voyageurs de rigoler, mais tout le monde n’a pas la grâce d’état de posséder l’âme d’un commis-voyageur. On peut et l’on doit retrancher deux auteurs gais, sur la troupe, qui s’efforcent de garder une certaine originalité, mais c’est simplement parce que ces deux-là, très peu lettrés, ignorent ou ont ignoré Mark Twain jusqu’à ce jour. En principe, un auteur gai n’a nul besoin de lire quoi que ce soit et il ne se sent même pas le besoin de se relire. L’auteur gai par définition ne se soucie ni de sa langue, ni de son genre de philosophie : il est franchement, colossalement absurde et c’est un hasard pur quand il lui échappe une chose drôle selon le bon sens. Dès que le clown français se replace sur ses deux pieds, il devient pire que tout le monde sous le rapport de la bêtise. Seulement il a l’énorme supériorité de pondre à l’infini des œufs sans germe et quand un bon canard ou un joli moineau sort de là il ne sait plus ce qu’il doit en faire. L’absurde macabre n’est point du tout la note dominante de l’esprit français, et nous poussons à la brutalité et à l’incohérence totale cette très particulière manière de voir le drôle d’une situation cérémonieusement, que les auteurs anglais ou américains conservent, eux, très naturellement. Je ne ferai pas de citation et je ne nommerai personne, mais la troupe entière des auteurs gais est enfermée, comme en un cabanon de fou, dans le seul très merveilleux conte qui s’appelle Ma montre[1] de Mark Twain. Là, ils ont brisé des ressorts délicats, bouleversé tout un mécanisme ingénieux, augmenté des bruits, pressé des mouvements jusqu’à nous assourdir et nous abrutir lamentablement. L’humour est un clavier de cristal ne demeurant favorable qu’aux doigts qui le chatouillent, ces doigts experts chatouilleraient-ils d’ailleurs jusqu’à la pâmoison. Maintenant, je ne crois pas que la Grande révolution de Pitcairn puisse jamais être écrite en France, car… les immortels principes de 89 auraient trop à en souffrir, mais que ceci soit dit à la louange de l’Amérique.

Ce recueil d’histoires tout à fait amusantes est précédé d’une grave préface de Gabriel de Lautrec où l’érudition, chose à dire à la louange de la France, y est aussi captivante que n’importe quelle sombre et spirituelle blague humoristique