Frédéric Masson
Napoléon et les Femmes (Ollendorff)
Mercure de janvier 1894 page 84
Ce qu’on appelle un livre de grande bibliothèque ; et du reste une œuvre confortablement écrite. Langue élégante, claire, serrée, pleine de petites déductions très logiques vous faisant mal, et de gros partis pris, très visibles, vous causant d’ironiques plaisirs. C’est moins l’histoire de l’alcôve que le panégyrique du César : « homme de toutes, les femmes ». Nous donnera-t-on le verso de cette épopée amoureuse ? Au début, un récit de Bonaparte au sujet de sa première aventure sensuelle. Horrible, ce récit ! C’est tout le code : pédantisme, fausse sensibilité, froideur interne, bêtise, hygiène… il réunit les différents côtés cœur de ce conquérant, officier de fortune avant tout, et soudard pratique malgré tout. Les nobles efforts littéraires de M. Frédéric Masson ne nous prouveront pas que le tacticien impérial ait eu raison de délaisser la merveilleuse Joséphine. Acte pratique et funeste. Son étoile naît et grandit par Joséphine, elle s’éclipse avec elle. Pourquoi fragmenter les lettres, de l’impératrice jalouse ? Il fallait tout nous dire, car il en est de ces lettres comme de tous les cris féminins. Sans l’attaque de nerf du début, nous ne viendrions jamais au bout de comprendre la phrase fielleuse de la fin. Joséphine n’est ni une coquette ni une ambitieuse : c’est une femme, une vraie, et si elle n’aime pas absolument son mari c’est qu’elle le trouve plus soudard que prince charmant (ajoutons la gale !). Il lui pardonne quoi ? Rien ne certifie qu’il eût autre chose à pardonner que des dettes. Sans Joséphine, on ne pouvait adorer Bonaparte, dans le sens exact du mot. C’est elle qui allume l’éternel incendie au feu de ses yeux de créole. Et ce détail de l’empereur intime laissant gratter à sa porte les maîtresses commandées, désirées, puis les renvoyant sans leur ouvrir ! Non ! Il n’aime pas sincèrement la femme, ce superbe roi d’aventures louches. Il faut chercher dans Bourrienne. L’auteur, par sa très honnête partialité, pousse vers cet extrême. Bourrienne est l’envieux, soit : mais son dédain de l’homme privé n’est pas aussi sincère que son dédain de l’homme public, et il y a, entre certaines lignes, une canaillerie de propos, un air de mystère voulu qui suffisait à procurer une clé. Frédéric Masson constate, en outre, qu’il a toujours bien payé ses caprices : c’est là peut-être le secret des femmes qui lui résistent !… Le meilleur morceau de l’ouvrage est l’idylle avec Mme Walewska. On ne saurait, d’une plume fine et plus discrète, rendre mieux le véritable viol d’une pauvre jolie créature.