Charles-Henry Hirsch

La Possession (Mercure)

Mercure de juillet 1899, pages 181-182

  1. Charles-Henry Hirsch, né en avril 1870, aura 19 ans en juillet prochain. La Possession est son quatrième roman, le premier, Légendes naïves, étant paru en 1894, suivi de nombreux autres. Il écrira son premier texte dans la revue du Mercure de France, « Choses d’art », en août de l’an prochain (1892), qui sera le premier de 791 autres jusqu’à la fermeture du Mercure pour cause de guerre, en septembre 1939. Il mourra en décembre 1948 après avoir écrit de nombreuses autres chroniques dans des journaux et environ 70 romans.

Ils sont rares les fous, peut-être aussi les gens les plus raisonnables, qui conçoivent leur vie à la manière d’un roman, mais il y en a et point seulement en littérature. Il faut, à l’homme doué de la faculté de penser, autre chose que l’acte qui apaise. Dans tout ce que nous mangeons se dépose, malgré la satisfaction immédiate de notre appétit, le germe d’un appétit nouveau. Les hallucinés ne sont pas toujours des malades, des anormaux ; ce sont des êtres mi conscients qui voient, à travers le cristal grossissant de leurs yeux inquiets, les catastrophes ou les triomphes qui pourraient leur arriver, s’ils étaient nés empereurs ; et, très exactement, cela leur arrive, à cela près qu’ils n’ont point d’escorte pour en témoigner. La pluralité de ces sortes de gens, désireux d’au-delà, se contentent de se livrer aux alcools ; quelques-uns partent sur les mers lointaines, à la conquête d’une nouvelle patrie, d’une fortune, d’un sabre d’honneur. Tous n’ont pas, pour les guider, le secret de composer l’existence et d’en tirer deux effets dans un seul but apparent. Le héros de Charles-Henry Hirsch choisit, selon son instinct d’homme passionné, le plus fort de tous les alcools : l’amour pur. Il est peu initié aux grossières joies des sens quand il épouse Claire, Pierre Servain. Dans ce très sain froment du mariage, pain blanc dont il ne se rassasie pas vite, du reste, il découvre l’appétit de l’inconnu, et l’inconnue, il l’a déjà vue se glisser dans ses rêves de petit premier communiant très occupé des belles statues d’église… qui sont toutes à vendre, comme des prostituées. Cette femme ondulant sous le voile du songe, c’est Salomé. Les jeunes époux s’installent en Bretagne, pays des légendes, des innocents et des jeteux de sorts. Là, le roulement des vagues, les grands horizons mornes, les esprits à la fois lourds et superstitieux des indigènes disposent de plus en plus le décor d’une démence prochaine. Servain finit par voir Salomé danser sur la mer et une vieille femme, la Faou, moitié sorcière, moitié béguine, expiant de vains crimes, qui ne sont que des gestes d’une honnêteté forcenée, lui donne l’illusion de cette trop célèbre danseuse tombée au bas travesti du repentir et de la honte. Quelques intrigues se nouent autour de l’enchanté malheureux. On lui prend sa vraie femme, Claire, si douce et si compatissante, mais attachée aux vrais biens de cette terre par tous les liens de la santé. On lui prendra aussi facilement sa fortune, chose sortie de la terre et faite pour y retourner. Ce qu’on ne peut lui prendre c’est Salomé. Dès que sa femme sera partie, le rêve couvrant tous les besoins normaux de son fabuleux manteau d’or, il trouvera enfin Salomé dans la moins jolie des petites gardeuses de chèvres. Il faut louer l’auteur de son habileté à ne pas traiter son héros comme un fou. Symboliquement, ce n’en peut être un. L’homme qui court après son rêve est toujours un héros, de roman, quand il n’est qu’amoureux, mais il ne saurait en rien appeler le ridicule médical. Notre devoir, en tous les cas, est de le regarder comme notre propre frère. La meilleure partie de ce livre est certainement le manuscrit relatant l’histoire de Salomé. Quelques pages y sont égales, pour le choix exquis du détail (le plat d’or sonnant sur les dalles, au fond de l’eau), pour la simplicité du style et la sévérité archaïque des expressions, aux belles pages du conte de Flaubert, sans, cependant, les imiter. Du reste, Salomé reste à faire après Hérodias. Ce livre, à première lecture, est un peu touffu, on préférerait moins de types bretons étrangers à sa trame ; cependant les chapitres de décors réalistes ont pour effet de rendre le drame intérieur se passant dans l’homme, plus saisissant et plus possible à cause de l’entourage, le pays et ses paysans expliquent bien des choses. Ce roman d’un poète est en somme une œuvre intéressante et vivante tenant des promesses faites par les poèmes. L’auteur se montre capable, quoique très jeune[1], d’une conception nette, pratique, si j’ose dire, du roman déclare jadis symbolique, que l’on appellera demain le bon roman tout court. En serrant un peu ses descriptions, en fuyant la tentation de multiplier les personnages, si bien campés soient-ils, Charles-Henry Hirsch fera de bonnes pages écrites avec conscience.