Jean Grave

La Grande Famille (Stock)

Mercure de septembre 1896 pages 539-540

La Grande Famille, c’est l’armée, bien entendu. Jean Grave, mettant de côté tout banal souci du romanesque, sans faire beaucoup plus que « parler » son œuvre, nous introduit dans un régiment d’infanterie de marine où les malheureux frères d’armes sont exposés aux petites tracasseries quotidiennes de leurs égaux et aux grosses insultes périodiques de leurs supérieurs. On sent que cette vie déprimante est racontée par un intellectuel, un peu sauvage, qui voit trop juste en voyant toujours énorme. Si la Case de l’oncle Tom est un roman assez ridicule sur la tristesse affreuse des existences de nègres, il est divinement attendrissant parce qu’il est un conte, une légende, et que l’on n’a pas l’idée immédiate que ce soit vrai, pour le fond. De là son emprise sur plusieurs générations de blancs, son succès de vérité, son scandale généreux. En voyant « romancièrement » une chose qu’on désire rendre accessible aux masses, il convient de la dénaturer ; et quand elle est de l’énormité de la Grande Famille, pour la rendre acceptable il faudrait presque la rapetisser. En la rapprochant du spectateur au point de risquer l’éborgner, il est à craindre qu’il soit tout décidé à rendre l’écrivain responsable d’un état social dont celui-ci ne voulut pourtant que se faire le narrateur. Jean Grave me pardonnera, je l’espère, cette critique tout à fait inutile, étant donné que son livre, écrit dans un esprit spécial, n’a pas pour but précis de faire de la propagande à la cause littéraire (une mauvaise cause, d’ailleurs !) Ceci noté, je louerai de toutes mes faibles forces le courage de Jean Grave, qui dit sans détour ce qu’il a vu et qui, s’il n’atteint pas plus sûrement le but qu’il se propose, alors qu’un auteur de mauvaise foi pourrait donner l’illusion de sa probité, nous fait cependant frémir du frisson vrai de la colère. La crudité des détails de cette horrible vie de caserne, les scènes révoltantes, dont quelques-unes sont extrêmement neuves pour les gens tisonnant tranquillement au coin de leur feu, parce qu’elles sont tout à trac dépeintes, les expressions basses employées sur le ton de bassesse qui convient, vont faire goûter l’œuvre aux héros même de la Grande Famille. Il leur sera bien difficile de ne pas se reconnaître dans ce déluge boueux de tous les jurons, de toutes les plaisanteries ignominieuses qu’ils emploient journellement et qui suffiraient à dépoétiser le joug de l’armée vis-à-vis des moins fières natures. À l’heure actuelle, il n’y a plus de raison pour dissimuler ces turpitudes, et si vraiment l’armée, infanterie de marine ou autre, tue les cerveaux, ne pouvant plus découvrir d’occasion glorieuse de tuer les corps, elle n’existera peut-être pas longtemps. Mettons encore un siècle… et trois fois la guillotine pour ceux qui auront la conviction de son inutilité !