Jean Cyrane
Le Château de félicité (Mercure)
Mercure de mai 1900, pages 476-477
Hum ! Encore une histoire qui n’est pas pour les jeunes filles, bien qu’elle soit pleine, comme un coffret peut l’être de bonbons au jour de l’an, de filles jeunes, jolies, parfumées et frisées ! Le château de félicité est une ancienne maison fort noble où un mari tue sa femme au milieu de l’adultère traditionnel ; mais cet adultère étant un simple hors d’œuvre, nous arrivons vite au véritable roman de passion qui est la danse du ventre de toutes ces demoiselles de félicité dont l’existence fastueuse et noble, entre les murs nobles de ce château, ressemble un peu à un conte de fée… pour grands garçons. Le « Capigi », le concierge de ces dames en oriental, arrive et la danse s’accentue. C’est un breton… il est fort… il est beau… il a surtout un de ces aplombs qui vont jusqu’à la naïveté ou jusqu’au crime. Il a l’air de trouver sa situation simple, lui… gardien de sérail moins la vertu ! Il amène sa femme, le malheureux, comme s’il n’y en avait pas déjà trop, et sa poule… au milieu des cocottes. Et on l’aime. Il est d’ailleurs d’une intelligence rare. Peu à peu le roman prend la proportion d’une histoire très symbolique. Ce Capigi fonde un royaume, une ville et s’écrase comme Samson sous le poids des colonnes de son propre temple : le temple de la force. Il aime à son tour, en bon pasteur, il prend la plus faible brebis du troupeau sur ses épaules… et il en meurt. À côté de Nice, il a pourtant fondé Nicette sur les débris de son cœur et de sa vertu. Cette fondation d’une ville créée par la puissance de l’amour animal est d’une originale philosophie. Le type de la dame directrice de ce couvent est nouveau, presque poétique. La douce et spirituelle matrone a des cheveux blancs, un air distingué, des manières j’oserais dire littéraires, elle semble née pour être l’âme d’une vaste entreprise sociale. La transplantation de toute une colonie bretonne dans le midi et cette douceur toute patriarcale du Capigi à diriger des femmes vers des hommes et ensuite des hommes vers une association plus morale est bien le plus curieux chapitre d’économie politique écrit depuis longtemps. La figure un peu énigmatique d’Elvire domine ce roman de toute la hauteur, toujours inaccessible, de la volupté. Cette belle petite fille sensuelle, inconsciente, aimante et malade roule tous les hommes dans le sucre de ses caresses comme autant de pauvres fruits ramollis, et le malheureux Capigi n’échappe point à ce dissolvant. Le Château de félicité peut scandaliser ses lecteurs ou, mieux, ses visiteurs ; il conserve, cependant, une haute tour de vraie noblesse où se réfugie un idéal, et la légèreté très voulue de sa façade, son style à la fois simple et capricieux donne une inquiétante profondeur aux grandes baies larges ouvertes sur le mystère des origines sociales.