Henry Bourgerel
Les Pierres qui pleurent (Mercure)
Mercure de mars 1898, pages 888-890
Cydalise est un prénom forgé au XVIIIe siècle, dérivé du grec « Glorieux ». Il s’agit peut-être d’une de ces Merveilleuses, qui furent à la mode grecque vers la deuxième époque de la Révolution évoquée en note 2.
Après la mort de Robespierre, les ci-devant qui n’avaient pu se réfugier à l’étranger conjuraient le sort en se rendant au bal des Guillotinés, aussi nommés bal à la victime. La tenue de rigueur était d’avoir les cheveux coupés dans le cou, lui-même orné d’un ruban rouge. D’autres sources (Charles Monselet, Les Chemises rouges, Alphonse Lebègue à Bruxelles, 1850, page 119) indiquent que ces bals étaient réservés aux familles des victimes, qui devaient se présenter avec un certificat de décès « sous le fer de la guillotine ». Il s’agissait souvent de fils dont les biens de la famille avaient été restitués après confiscation et qui, voyant ainsi surgir des sommes inespérées, les dépensaient en festivités. On trouve cette expression, fort atténuée, dans l’indispensable Journal de Maurice Garçon au huit mars 1943 : « Mes enfants m’ont demandé d’inviter des amis. Je les ai laissés faire et, ce soir, ils dansent dans la partie de l’appartement que j’ai mise à leur disposition. / La musique que déverse leur phonographe est affreuse. Ce sont des airs américains, brutalement scandés, et qu’ils accompagnent de coups de talons sur les parquets qui gémissent sourdement. / À plusieurs reprises, je suis allé voir la fête. Ils dansent et ne parlent même pas entre eux. Ces jeunes gens dont le sort se joue et qui demain, peut-être, seront déportés me font penser à ces ci-devant qui dansaient au bal des guillotinés. »
Maurice Vaucaire (1863–1918), « Parcs et boudoirs », poème extrait du recueil Vielles gravures : « Près de tes tableaux favoris, / Des clairs pastels poudre de riz / De Nittis ou de la peinture / — Naïve comme la Nature — / De Manet ou du grand Puvis ; / Soit à côté, soit vis-à-vis, / Nous mettrons de vieilles gravures / N’ayant ni trous, ni moisissures, / Assez bien pour orner le tour / Des boudoirs d’une Pompadour : / Gravures nous montrant les Fêtes / De Versailles, et puis les têtes / Exactes des gens de la Cour, / Des choses de Guerre ou d’Amour : / Ici la Maîtresse infidèle / Près de la Prise de Namur, / Ou Némorin au pied du mur, / La Fermière au haut de l’échelle. / Tous : les fillettes, les galants, / Les gras abbés et les marquises / Avec leurs petits yeux troublants / Semblent dire des paillardises. »
Depuis bien longtemps des artistes, délicatement sensuels, ont tenté d’introduire la musique dans la littérature comme corollaire de leurs pensées et pour laisser plus indéfinies des extases que le langage humain rend vulgaires en les limitant. Peu réussissent ce mariage du mot et de la note, mais il est toujours intéressant de les suivre à travers le dédale de rêveries obscures qui les mène aux fiançailles claires de ces deux harmonies : le rythme des phrases et la gamme des sons. Les Pierres qui pleurent, spectres bretons doublant des corps humains, rappellent, en des mélodies lointaines, tout un passé fatal qui pèse sur une famille aux cérébralités bien trop développée pour être comprises de prime abord. Kerguelvans dont la volonté est tendue à rompre jusqu’à sa raison, héros de légende à la fois poète et musicien, pourrait devenir aussi bien grand capitaine ou homme d’état, mais tout est voilé en lui par la taie de souffrance qui s’abaisse de temps en temps sur ses yeux, il se meut dans une espèce de contemplation intérieure qui le retranche de la société. Il est la vieille humanité hantée de croyances vaines, d’amour impérieux et surtout, hélas, d’antiques chevaleries si perdues de traditions que personne ne peut les admettre et que tout le monde se sent gêné à leurs contacts. Le jeune poète Brennilis, doué de l’intuitive compréhension des sentimentaux, un éphèbe aux sensualités encore indécises, mais s’éprenant de tout pittoresque et de tout art, sans s’arrêter à se formuler lui-même, parce qu’il a peur de douter et d’en mourir, rencontre Kerguelvan. Cet homme devient pour sa doctrine un critérium et, relié à lui par l’abbé de Kerpenhir, on sent qu’il le lit, de loin, et l’écoute comme on se sert d’une œuvre faite et inconnue pour arriver à mettre en lumière, un jour, une œuvre plus complète et plus consciente. Ce qui pleure en Kerguelvan doit chanter, plus tard, en Brennilis. L’œuvre suivante de Henry Bourgerel nous l’apprendra certainement, car les Pierres qui pleurent sont un chapitre des Suppliants. Toute la partie du roman qui se passe dans un vieux château défendu de l’ère moderne par ses fossés profonds et ses portes anciennes, au cœur de la Bretagne, est une curieuse restitution archéologique. Il y a trois vieilles dames qui marchent sur des airs de gavotte, une jeune fille dont la cruauté sucrée rappelle les Cydalises[1] du bal des Guillotinés2, un petit Némorin esclave dissimulant ses envies de mordre à la pomme, qui serait bien le paysan rencontré par la Pompadour en ses jardins et prié par la belle favorite de lui rattacher ses jarretières3. Et aussi un vieux muet, pétrifié par une apparition de dame verte qui pourrait être simplement Mélusine. Sans la musique, berçant ces créatures de rêve, on les apercevrait difficilement, et je parle d’une musique très peu appuyée le long de cette histoire fantastique… comme un rappel de cor au fond des bois. Il demeure bien entendu que ce n’est pas les quelques accords de Beethoven gravés dans le texte qui me représentent la partie musicale de l’œuvre. Il y a d’autres accompagnements dans les phrases. Cadence de certaines réflexions qui reviennent de loin en loin, vision s’interposant entre le spectateur et le théâtre où se meuvent les personnages, portraits surgis comme sans cause et des vers cités rompant l’action, tout en le style concorde à donner l’audition bien mieux que la lecture. Au début trois silhouettes de femme, une vieille dantesque, une dévergondée chanteuse et une fille androgyne aux cheveux courts, évoquent un trio de sorcières courant à fond de train sur la lande. Ces femmes sont bien dans un salon mais… par rapport à un clavier de sensualités que doit toucher, ou effleurer seulement, le lecteur. Brennilis n’est véritablement agissant dans le roman que si on veut bien le considérer comme le creuset-cerveau où s’accomplissent des transfusions des matières et des idées, et il ne prononce des paroles qu’en incantation, soit qu’il considère la ville endormie de sa fenêtre, soit qu’il hésite à prendre une femme ou à se souvenir de son ami, le petit Hoël Bihan. Par ces moyens d’harmonieuses combinaisons littéraires et musicales, Henry Bourgerel réussit à fixer d’étranges états d’âme, un peu troubles, un peu fous et flous, mais curieux au point de vue de la réalisation d’un art de sensitif. J’aime moins les notes sur les discussions esthétiques, qui sont un peu longues et redisent peut-être des choses déjà épuisées, que l’histoire du château muré au milieu du monde moderne. Cependant il y a des articles de saines critiques à feuilleter parmi ces pages de début. En somme, un livre singulier, ces Pierres qui pleurent. Tous les lecteurs ne comprendront pas, mais beaucoup seront touchés par certains accords, si justes, de la phrase unie au rêve, et le livre fermé, des ondes sonores s’élargissant, on percevra peut-être mieux la pensée intime de son auteur.