Henry Bérenger

La Proie* (Armand Colin)

Mercure doctobre 1897 page 229

Écrit un peu comme au grand siècle, ce roman est une œuvre noble. Il vous donne l’impression d’un fauteuil rigide où l’on ne sera pas bien assis et où l’on devra se tenir, en conservant un vague respect pour soi-même et pour les autres. Mais cette œuvre, trop noble, est, malgré tout, bien faite. De nos humbles jours, les jeunes écrivains désirent se signaler par un maladif amour des décors compliqués et une telle préciosité de langue que cela en devient banal à force d’être voulu. Le français, simplement exposé en français, fût-il académique comme quarante fauteuils, détend nos nerfs en dépit de son grave cérémonial. Henry Bérenger, suivant les vieux errements de notre écriture, risque de la renouveler et de nous étonner, au moins durant un volume. Il était d’ailleurs amusant d’écrire ainsi le roman du héros, fort moderne, qui a nom Raoul Rozel. Ce héros nous le connaissons tous, mais pas par ses côtés nobles ! Henry Bérenger a insisté pour le voir, non pas mieux que nature, seulement dans le sens de la hauteur de l’action. Il a supprimé toutes les petitesses des mobiles et il nous présente, en liberté, un dompteur de foule, alors qu’il eût été drôle de nous donner un simple bandit social souffrant de la société. Il convient de féliciter l’auteur pour sa volonté d’ennoblir, ce qui l’éloigne de la vérité, assez odieuse, en somme, et pour sa naïveté à croire vrai ce qu’il déduit, logiquement, d’un très beau devoir de style. Raoul Rozel est un jeune homme plein d’inspirations dominatrices. Il a, dès vingt ans, nettement défini ce qu’il fera de son charme et il en est presque la première victime. Il peut perdre des amis, vaincre des femmes, semer ses illusions, il n’en ressent pas moins toutes les commotions, les mille et une petites secousses nerveuses, les tortures délicates qui font d’un cerveau d’homme le plus étonnant des champs de bataille. Il va droit, toujours, aveugle dirait-on, parce qu’attiré par l’aimant de son ambition. Il est changé, dès son aube, en statue de pierre et le char du triomphe le traîne comme le gladiateur glorieux mais déjà mort. Cela fait un livre et détruit un homme. Cette sorte d’idole grande, mince, froide, beaucoup plus correcte que les Raoul Rozel de nos milieux littéraires, ne donne pas du tout le clown souple et, en réalité, profondément versatile que pouvait être l’autre, si fort qu’il fût. Je vois, dans la Proie, un homme du monde tâchant de dissimuler qu’il est un parvenu et non un intuitif ayant déjà inventé tous les luxes qu’il ignorait. Henry Bérenger nous offre les grandes lignes d’un ambitieux vulgaire (je dis vulgaire pour ne pas dire politique), mais il oublie de nous sortir les vices de cet ambitieux ; c’est à y penser de près, pourtant, les vices de certains hommes d’Etat qui les rendirent si compréhensifs aux heures critiques. Raoul Rozel rêve d’une femme noble, comme il est lui-même un noble lutteur, et il l’aime à sa façon dans l’histoire du moraliste. Dans l’histoire… contemporaine, le Raoul Rozel n’aimait pas la femme. Ainsi Napoléon qui s’en servait, de Morny qui en avait besoin, Thiers qui la tolérait au nom de la famille. Le Rozel véritable est pris au moment de son essor par Henry Bérenger… Que cet auteur, soucieux de la dignité de sa plume avant tout, ne l’a-t-il pris durant sa vie de collège ? La « proie » est cette très pure et très normale Marcelle, joli type de jeune fille qui se livre corps et âme au dompteur en question. Là, les bienfaits d’un style noble sont encore plus à apprécier. Le portrait de cette femme est un beau morceau de peinture Ingres. Elle est moins vivante que bien élevée et elle se sert un peu trop des phrases d’Henry Bérenger pour dire son amour mais, ne nous y trompons pas, c’est d’un grand souci du savoir écrire que de s’observer à ce point devant la passion. Moi, je n’ai pas de parti pris. Je déteste les moralistes ; je suis fort capable de les admirer… surtout n’ayant aucun besoin de m’en servir et les sachant très inutiles. Je crois la Proie un livre bien peint et pas vécu. Cependant, si l’auteur désire qu’un ambitieux n’aimant, au fond, que l’argent, soit aussi un héros, je n’y contredis guère. Un héros ce n’est jamais qu’un homme, et c’est encore avec d’immorales volontés d’homme qu’on fait les meilleurs dieux… jusqu’à ce que, dans un soir nuptial, creuset où se trempent définitivement les robustes : « … silencieux, frissonnants, l’homme soit disant fort et la femme confiante reviennent, enlacés, vers la Nuit et la destinée. » Il est habile, pour les Henry Bérenger qui tiennent, en style soutenu, à la morale, de clore leur livre à cet endroit d’apogée… et surtout de l’avoir ouvert bien après le premier lit de fille, proie plus modeste dont il n’est jamais assez question dans l’histoire des héros, tribun du peuple et prostitué politique. Une rosse pourrait seul narrer l’aventure merveilleuse de Raoul Rozel. Il vaut mieux pour l’avenir de nos enfants que ce soit un honnête écrivain qui s’en soit chargé : la bibliothèque rose de nos célébrités contemporaines y gagnera une jolie légende de plus.