René Béhaine

La Conquête de la vie (Chamuel)

Mercure septembre 1899, pages 777-779

Ce roman sera plus tard remanié, faisant alors la quatrième partie d’un ensemble de seize romans parus jusqu’en 1959 sous le titre général de Histoire d’une société, presque tous chez Bernard Grasset et forment l’essentiel de l’œuvre de René Béhaine (avec un è) (1880-1966).

Lire le compte rendu d’Eugène Marsan dans le Comœdia du trente mai 1935, page trois. Lire aussi l’article de Ginette Guitard-Auviste « Un écrivain méconnu René Béhaine » dans Le Monde du huit janvier 1966, à l’occasion de sa mort survenue le trois janvier.

Ce roman est, je crois, le premier de l’auteur et il mérite qu’on le lise avec une grande attention, car il dénote de la part de celui qui l’a écrit une assez rare expérience psychologique. Il s’agit simplement de l’anomalie qui existe presque toujours entre une fille et une mère. Or, cela n’est pas si simple que l’on pense, généralement. La mère fait la fille, si elle n’arrive pas à faire toujours la femme, à son image et elle a toujours soin d’oublier que vers cinquante ans une mère n’a aucune des qualités (encore moins des défauts) voulues pour donner à sa créature la vision nette de l’existence ; un cœur rassis ou fatigué, toujours égoïste, ne voit ni en beauté ni eu enthousiasme les choses du rêve et il a même cessé de rêver. Chez l’homme, le père, l’égoïsme est quelquefois de l’expérience et il demeure assez généreux, assez viril, pour essayer de le communiquer, mais la femme âgée pense que la vie raisonnable est la vraie vie, regrette de ne pas avoir toujours pensé ainsi et finit même par croire qu’elle est encore assez jeune pour avoir toujours pensé ainsi. La jeune fille est un mystère éclos à côté d’elle pour lui demeurer mystère : jamais une mère ne connaît rien de sa fille et au lieu de la diriger elle l’égare de plus en plus, et pour elle et souvent pour celui qui viendra. Mme Rouves est une honnête femme, pleine d’idées justes et de raisonnements convenus. L’auteur, avec l’habileté d’un écrivain très maître de sa composition, en a tracé un portrait exactement vivant. Cette mère aime sa fille ; elles sont aussi proches de pensées, d’actes, de paroles qu’on peut l’être étant faites de la même chair, seulement il y a l’âge, l’abîme. Pour l’homme, le cerveau, plus vaste, ou fonctionnant mieux plus longtemps, les souvenirs de jeunesse demeurent sans déformation possible, mais la femme est un miroir qui ne conserve rien et se transforme radicalement tous les sept ans. Vous étonneriez beaucoup une femme de quarante ans en lui disant qu’elle a aimé le rose à vingt ans. Elle vous répond : «Moi… j’ai toujours préféré les couleurs sérieuses aux couleurs criardes. » De là certaines indignations contre les êtres trop jeunes, trop violents qui les troublent et dont elles ne peuvent plus sentir, ou désirer la puissance. De là leur choix de maris sérieux, ayant connu ce qu’il faut de la vie pour apprendre à leur fille ce qu’il convient d’en apprendre aux femmes raisonnables. Mme Rouves est en présence de sa fille comme le prêtre en présence de l’hostie. Un Dieu l’agite et elle fait tous les sacrifices désirables, mais elle n’ose comprendre. Elle écarte soigneusement le jeune bonheur sans autre garantie que l’amour pour préparer un vieux bonheur raisonnable, éprouvé, connu, solide, un peu chauve, mais si correct ! Elle persuade à sa fille que c’est là le salut. Jeanne a été tellement bien élevée qu’elle se laisse persuader et elle épouse… pour s’enfuir la nuit de ses noces, blessée à jamais par le contact du plus ridicule des préjugés sociaux qui est un mariage de raison.

Le type de cette Jeanne est aussi soigné, aussi vivant et composé avec autant de soin que celui de sa mère. Cette jeune fille n’est ni romanesque ni maladive, elle est l’éternelle désabusée en face des réalités de l’existence. Les belles phrases dont on a berné, involontairement, son éducation (car l’éducatrice fut bernée elle-même par sa propre mère) tombent comme des voiles et elle se trouve, nue, la proie d’un imbécile, d’ailleurs pas plus bête qu’un autre, mais qu’elle n’aime pas parce qu’elle ne l’a jamais entendu penser. Vers la fin de ce roman se trouvent quelques tirades un peu hardies de formes et de fond qui effaroucheront les lecteurs. Seulement tout le livre est visiblement écrit dans le ton neutre qui sied pour les amener en faisceaux de flèches droit sur le but qui est la conquête de la vie. De ces tirades un peu exagérées dans la bouche d’une ingénue de la veille, il en est une assez curieuse. L’auteur lui fait réclamer l’homme aussi pur qu’elle-même dans l’union libre du mariage, et, en effet, rien n’est indiqué dans les antiques lois d’amour au sujet du degré de science que l’homme doit posséder… l’amour sachant tout par définition. Et il me paraît aussi sain pour la race humaine d’accoupler deux jeunes êtres pleins de passion l’un pour l’autre que de doter la femme très jeune d’un monsieur fort usé sous vain prétexte d’expérience. Jeanne Rouves est, dit l’auteur, une créature de transition ; il veut essayer, cédant à la douce manie moderne, d’en tirer une féministe. Mais toutes les jeunes filles sont des transitions et toutes seront pour leurs enfants des… mères trop raisonnables, ayant oublié le saint et sain enthousiasme des premières amours. Jeanne Rouves est une jeune fille seulement et c’est bien assez. Maintenant sa première vision de la passion l’a douée d’une intellectualité plus fine, mais elle rêve pour elle et non pour fonder des journaux ou une société nouvelle, heureusement ! Que chacun réalise son rêve et la société ira mieux ! À chacun doit suffire son propre bonheur, car les gens qui veulent faire le bonheur des autres sont semblables à madame Rouves ; ils se trompent et trompent les autres ! Le livre de René Behaine va tomber au milieu de la reprise, brûlante d’actualité (y a cinq ans que dure cette colossale scie) de l’Affaire ; je souhaite qu’un journaliste honnête, s’il en reste, s’en occupe. Moi je m’intéresse extraordinairement à l’innocence de Jeanne Rouves et j’aimerais à savoir ce qu’elle est devenue…

Annonce de la chronique d’Eugène Marsan à propos du roman de René Behaine Les Signes dans le ciel (Grasset 1935)