Henry Bataille

La Belle au bois dormant, féérie dramatique d’Henry Bataille et Robert d’Humières

Mercure de juillet 1894 page 279

On retrouve ce texte à la page de Robert d’Humières.

Féérie dramatique en trois actes, musique de Georges Hue, décors de Rochegrosse et de Auburtin exécutés par M. L. de La Quintinie, costumes de Burne Jones et de Rochegrosse.

Je ne sais rien de plus noble que l’effort vers l’art idéal, tenté par Lugné-Poe, directeur de l’Œuvre, durant toute une saison, malgré les cris de certaine presse n’admettant pas l’internationalisme au théâtre, malgré les jalousies des concurrents et les déboires personnels. On lui doit une reconnaissance énorme, surtout pour sa ponctualité. Donner au jour dit la pièce promise, cela seul suffirait peut-être à édifier solidement une entreprise de ce genre, et c’est devant ces différents raisons de le louer qu’il convient de lui dire, pour la première fois, une vérité désagréable. Lugné-Poe, en jouant au Théâtre de l’Œuvre La Belle au Bois dormant, s’est trompé. Il n’y a pas plus, il n’y a pas moins, et il s’est trompé dans un excellent but. Après les pauvretés touchantes de quelques mises en scène (combien jolies pourtant), après les parloirs nus et froids des pasteurs d’Ibsen, le petit salon si bourgeois de la radieuse Image, il s’est dit qu’une somptuosité soudaine s’imposait. Il fallait éblouir, changer, montrer que l’œuvre, prodigue de régal d’art jusqu’à la féerie d’art, pouvait donner à ses abonnés, nombreux maintenant et de plus en plus exigeants, le luxe d’un princier décor, une fête des yeux, et il en a oublié nos âmes ! Ce n’est le crime de personne. M. Lugné, ni ses acteurs, ni les auteurs ne sont coupables, pas même les spectateurs ! Tout le monde s’est fourvoyé. Les critiques (je parle de ceux que le billet de banque n’émeut pas) se sont embêtés, la jeune presse n’a pas compris, les gens du monde trouvé ça long, et de bons acteurs sont devenus subitement détestables. Voici le scénario de cet opéra manqué : le Prince Charmant réveille le Belle, devient son époux, et la rend trop heureuse. Le cœur de la Princesse, navré de tant de joies toujours pareilles, évoque, malgré lui, les génies taciturnes qui suscitent le fantôme-amant, fait des mille et un atomes respirés et expirés par les bouches des femmes libertines. « Je sors du néant aromal ». « Entre », répond la dame. Le mari est là, témoin du… rêve ; il pleure dans l’ombre, puis, aidé d’une fée protectrice, conclut à rendormir l’épouse dont la pensée lui est infidèle. Écrit simplement, sur l’air d’il était une fois… ce pourrait être sublime. Malheureusement, la simplicité n’est pas à la portée de tous. La féerie de MM. Bataille et d’Humières représente la pièce mondaine par excellence ; c’est travaillé par un peintre de salon et un officier de cavalerie ; c’est du pathos convenable, policé, élégant, très étoffe de chez Liberty ; il y a des vers pâles et des phrases pour tous les goûts snobs. J’ai rencontré la phrase triste et sans raison de Maeterlinck, moins sa profondeur d’eau verte ; le trait à l’Oscar Wilde, moins l’esprit ; la naïveté de Dujardin, moins sa fraîcheur ; la joaillerie de Jean Lorrain, mais bien plus fausse ; les subtilités de Catulle Mendès, mais moins subtiles ; jusqu’à des aphorismes de Victor Hugo, furieusement posthumes par exemple ! Et chaque fois que l’on se demandait : qui sont donc MM. Bataille et d’Humières ? On vous répliquait péremptoirement : l’un est un bon peintre et l’autre monte à cheval ! Allons, tant mieux ! L’école Trarieux fils me semble fondée. Dans cette pépinière, on connait la formule dite décadente, cette fumisterie inventée par Tailhade et perfectionnée par M. de Montesquiou ; on se sert, sans aucune vergogne, du néant aromal, de la lampe des rêves que l’on accroche à l’urne des désespoirs (à moins que ce soit le contraire), l’on abuse, avec une candeur égale, des abîmes insondables de Richebourg et du vague à l’âme de Bourget ; c’est un pot-pourri qui endort Fouquier père, et qui fait crier à Fouquier junior : « C’est la quintessence de la banalité. » Ça sent le five-o’clock et surtout l’impossibilité de faire mieux, car c’est très bien : une pièce française très supérieure ! Oh oui !… jolis petits amateurs français, vous êtes absolument supérieurs, mais à quoi ? C’est ce qu’il est rudement difficile d’établir. La conclusion serait l’expression carnassière d’un gueux de génie sortant du théâtre : « Puisqu’ils avaient le sac, fallait rien foutre ! » Je suis de son avis. À la répétition générale, on a hué ; à la représentation, on a dormi… Impossible de lutter contre l’ennui, le mortel ennui. Et la musique de M. Hue, allant des réminiscences de Wagner, voire de Faust, jusqu’à la romance chantée dans les cours, ronronne par-dessus le marché pour nous achever. Il y a les stances de l’oiseau bleu et la situation dramatique du mari pleurant dans l’ombre qui surnagent un peu ; des gens très doux s’y sont raccrochés éperdument.

Quant aux décors, d’ailleurs superbes, ils auraient cependant gagné à être exécutés selon les indications précises de Rochegrosse, c’est-à-dire en verre coloré. La tour du premier acte est très belle, bien romantique ; seulement, que signifie ce premier plan d’un bleu de Prusse dur et cru orné de dessins de broderies pour col ? Le décor du boudoir princier est ravissant, sauf une encre violette répandue, on ignore pourquoi, sur le vitrage du fond. Le costume de la fée protectrice est légèrement pompier, et la fée du mal, ouvrant de temps en temps ses manches en ailes, avait l’aspect bizarre d’un parapluie humide, faute d’ampleur. Seule, Mlle Bady possédait d’impeccables costumes… d’un Burne Jones à effondrer des pairesses d’Angleterre, dirait Péladan. Cette excellente actrice s’est montrée, selon son habitude, souple, spirituelle diseuse, et elle a su incarner avec une grande netteté de geste cet éternel féminin gracieux, misérable : « Je ne suis qu’une pauvre petite princesse ! », qui ne sait point ce qu’il désire au juste et n’évolue sincèrement que pour aller chercher des robes couleur de lune. Mais, aussi, les splendides robes couleur de lune, ô Mlle Bady ! Mlle Bailly eut de puissants cris d’invocation, malgré son parapluie mouillé. La vieille nourrice trémolait peut-être d’un accent un peu jeune pour devenir l’écho de mille années d’existence ! Côté des hommes : Lugné-Poe a communiqué un intense reflet de tendresse satanique au personnage si ingrat de l’apparition. (Chose étrange, c’est à son entrée en scène seulement que nous avons compris qu’il y avait des vers dans la pièce.) Quant à M. Kraus, il fut consternant de ridicule, à cause, sans doute, de son rôle de mari trompé.

Pour la clôture de la saison théâtrale de l’œuvre, Lugné aura donné la Gardienne, de M. Henri de Régnier ; après cette soirée inutilement dépensée au nom de l’art, il nous devait bien une telle revanche.

  1. La Gardienne n’est pas une pièce de théâtre mais un poème symboliste paru dans la revue La Wallonie en janvier 1892. Dans son livre de souvenirs De mon temps (Gallimard 1933) Henri de Régnier revient sur cette création : « Lugné-Poe m’avait proposé d’interpréter à l’un des spectacles de l’Œuvre un poème dialogué intitulé La Gardienne et que j’avais écrit sans penser qu’il serait jamais transporté sur la scène. Néanmoins, j’acceptai l’offre de l’audacieux Lugné-Poe qui avait sur la mise en scène des idées assez nouvelles. Ce fut ainsi qu’il décida que les vers du poème seraient dits par un récitant et une récitante, tandis que les acteurs chargés des rôles et séparés du public par un voile de gaze prendraient les attitudes et feraient les gestes convenables au texte parlé. Un décor symbolique ayant été commandé au peintre Vuillard et Lugné-Poe s’étant adjoint comme récitante Mlle Lara, de la Comédie-Française, de pittoresques répétitions commencèrent, agrémentées d’incidents divers. Enfin le jour de la représentation arriva. Chacun fit de son mieux, mais le public fut quelque peu récalcitrant et je connus l’honneur d’être sifflé. Il est vrai que j’eus le plaisir d’entendre Forain, qui était au nombre des spectateurs, déclarer de sa voix mordante que cette Gardienne “n’était pas rien”. Jules Lemaître, dans son feuilleton des Débats constata que mes vers ne manquaient pas d’une certaine valeur, mais que c’était là du singulier théâtre ! »